Des Philippines aux Fidji, toutes réclament le droit de traîner en justice les « grands pollueurs », dont les émissions de CO2conduisent à la hausse de la température. Consule honoraire de la République du Vanuatu aux Pays-Bas, Elly van Vliet se souvient avec émotion de cette mobilisation. Trois mois plus tôt, son pays avait été dévasté par un cyclone, dont on sait la puissance renforcée par le changement climatique. « Notre peuple souffre. Il perd ses terres. Nous devons agir, mais il faut un mouvement mondial, sinon tout cela ne servira à rien », constate-t-elle.
Le 24 juin de cette même année 2015, il y eut aussi une décision d’un tribunal de La Haye qualifiée d’historique – même si elle est en appel – par les plus grands experts en droit. Trois magistrats donnèrent raison à la plainte de l’ONG de défense de l’environnement Urgenda, porte-parole de centaines de citoyens, contre le gouvernement néerlandais, demandant à la justice de qualifier un réchauffement climatique de plus de 2 °C de « violation des droits humains ». Le jugement a ordonné à l'Etat de réduire d’au moins 25 % les émissions de gaz à effet de serre dans le pays d’ici à 2020 par rapport à 1990, afin de respecter les normes prônées par les scientifiques internationaux au nom d’« un devoir de prudence » et de la nécessité de « prendre soin de l’environnement ». Le 15 septembre 2016, la Cour pénale internationale (CPI) elle-même s’est jointe à ce concert, avec la publication, par le bureau de la procureure générale Fatou Bensouda, de son document de politique générale.
Arsenal juridique
Créée officiellement en 2002 pour juger les auteurs de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression, la CPI n’a certes pas décidé de créer un crime spécifique pour les atteintes à l’environnement. Mais sa déclaration d’intention politique, qu’il faut lire soigneusement, est loin d’être anodine. La procureure y réaffirme sa volonté de coopérer avec les Etats qui le lui demanderaient, afin d’enquêter sur des crimes graves à l’instar « de l’exploitation illicite de ressources naturelles, du trafic d’armes, de la traite d’êtres humains, du terrorisme, de la criminalité financière, de l’appropriation illicite de terres ou de la destruction de l’environnement ». Un inventaire qui mêle dans une même gravité les atteintes à l’écologie, le terrorisme et l’esclavage, voilà de quoi surprendre.
La CPI, par le passé, a déjà traité des cas d’attaques contre la nature grâce à l’arsenal juridique dont elle dispose. Ainsi, dans le mandat d’arrêt pour génocide émis le 12 juillet 2010 à l’encontre du président soudanais Omar Al-Bachir, la cour a mis en avant l’article 6.c de son statut qui interdit « la soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique ou partielle ». Al-Bachir aurait ordonné l’empoisonnement systématique de sources d’eau potable au Darfour afin de décimer les populations qui s’y abreuvaient, ravageant au passage les écosystèmes.
Pour la CPI, les atteintes délibérées à l’environnement viennent donc appuyer des condamnations pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. Mais elles ne constituent pas à elles seules un écocide. Le terme n’est d’ailleurs pas utilisé par la juridiction internationale. Il ne se réduit pas pour autant à une lubie de militants écologistes : même si les poursuites restent rares, une dizaine d’Etats l’ont déjà inscrit dans leur législation nationale. C’est le cas de la Russie et de beaucoup de ses anciens satellites – Kazakhstan, Ukraine, Géorgie ou Tadjikistan, pour ne citer que ceux-là.
Le Vietnam, pays pionnier
Dans ce domaine, le pays pionnier est le Vietnam. Dès 1990, Hanoï définit l’écocide dans son code pénal comme « un crime contre l’humanité commis par destruction de l’environnement naturel, en temps de paix comme en temps de guerre ». De 1962 à 1971, durant la guerre du Vietnam, l’armée américaine a mené l’opération « Ranch Hand », épandant sur les forêts ennemies des dizaines de milliers de mètres cubes d’un défoliant très puissant, l’agent orange, afin de priver les combattants de ressources et de cachettes.
Un désastre écologique et humain à l’origine de milliers de cancers – y compris chez les GI. En 1970, le biologiste Arthur W. Galston évoque l’« écocide » en cours : c’est la première fois que le terme est utilisé. Le chef du gouvernement suédois Olof Palme le reprend en 1972, à Stockholm, lors de l’ouverture de la conférence des Nations unies sur l’environnement. L’année suivante, l’universitaire américain Richard A. Falk publie un article dans la prestigieuse Revue belge de droit international, où il compare l’usage de l’agent orange à « un Auschwitz environnemental ». Il appelle à l’instauration d’une convention internationale afin que l’écocide puisse être qualifié de crime de guerre. En dépit des efforts déployés par plusieurs experts, dont le grand juriste allemand Christian Tomuschat, le projet n’aboutira pas. L’écocide n’est pas intégré dans le traité fondateur de la CPI (statut de Rome, 1998). En tout cas, pas encore.
Pourquoi cet échec ? En partie, sans doute, parce que les lobbys industriels n’ont aucun intérêt à ce que les atteintes à l’environnement soient érigées en crime international. Mais aussi parce que le néologisme « écocide » fait débat. En janvier 2013, dans un entretien au quotidien La Croix, l’essayiste Bernard Perret, auteur de Pour une raison écologique (Flammarion, 2011), craint ainsi « l’effet contre-productif d’un parallélisme qui n’a pas lieu d’être entre génocide et écocide, c’est-à-dire entre des êtres humains et des écosystèmes ».
Le statut de personnalité juridique pour un fleuve
Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, explique au contraire « ne pas être du tout gêné » par l’expression. « Regardez ce qui se passe en Amérique latine. Les compagnies pétrolières et minières polluent l’air et le sol, bouleversent les conditions de vie de populations entières obligées d’abandonner leurs terres. C’est un écocide ou, dans le cas précis que j’évoque, un ethnocide », nous dit-il. L’anthropologue trouve « formidable » que la Nouvelle-Zélande ait accordé, le 15 mars, le statut de personnalité juridique au fleuve Whanganui, si cher aux Maoris. Un exemple suivi quelques jours plus tard par l’Inde, qui reconnaît le Gange et l’un de ses affluents, la Yamuna, comme des entités vivantes.
« Que des espaces de vie deviennent des sujets de droit est une manière d’en finir avec l’anthropocentrisme et l’individualisme possessif. Je plaide tout à fait pour cela », insiste-t-il. Le philosophe Dominique Bourg, professeur à l’université de Lausanne, s’inscrit dans cette ligne de pensée. « Défendre le concept d’écocide est un combat primordial. Bien sûr, certains appellent encore à hiérarchiser entre homme et nature ; mais il ne faut plus les opposer car les écosystèmes sont les conditions d’existence de l’humanité », souligne-t-il.
Ce nouveau paradigme trouvera-t-il son chemin dans les livres de droit ? Pas gagné. Sur les bancs de la faculté, l’un des articles les plus ressassés de notre code civil porte le numéro 544 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements. » Disposer de la manière la plus absolue de la nature, par exemple… L’article 544 date de 1804. Deux siècles plus tard, il est encore appris aux apprentis juristes, loin de toute référence au développement durable et à la finitude des ressources terrestres déjà tant ponctionnées.
Magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, Antoine Garapon produit chaque jeudi sur France Culture une émission intitulée « La Discussion du soir ». Le 11 mai, autour du thème « La nature a-t-elle des droits ? », il recevait le professeur de droit Laurent Neyret, directeur de l’ouvrage collectif Des écocrimes à l’écocide (Bruylant, 2015). Les deux experts sont convenus de la nécessité de réformer le corpus pédagogique.
« L’environnement comme le terrorisme nous obligent, nous autres juristes, à penser différemment, avouait Antoine Garapon. Car si nous en restons à nos classiques, nous serons incapables de définir un nouveau droit à même d’anticiper. Il nous faut bouger, c’est indispensable. » Et de s’interroger sur le fait que la nature, loin d’être une simple marchandise convoitable, serait devenue « un nouveau transcendant, une nouvelle référence, une maison commune qu’on ne peut plus toucher impunément ». Adieu, donc, l’article 544 ?
On n’en est pas là. Portés par les initiatives locales ou les Etats qui se montrent précurseurs – à l’instar de l’Equateur, seul pays du monde à avoir inscrit en 2008 les droits de la nature (la « pachamama ») dans sa constitution –, des juristes chevronnés continuent de se battre pour la reconnaissance de l’écocide comme un crime autonome.
Deux approches dominent. La première, défendue par Laurent Neyret et son groupe de seize juristes internationaux, vise à cantonner le terme d’écocide aux crimes intentionnels. Soucieux de proposer un système gradué mais efficace, ils avancent une définition précise : « Toute action généralisée ou systématique qui cause des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel, commise délibérément et en connaissance de cette action. » Leurs recherches s’intéressent en priorité à une nouvelle forme de délinquance, prisée par les réseaux mafieux : les trafics illicites d’espèces protégées et d’essences de bois qui conduisent au saccage massif de la faune et de la flore. Interpol et le programme des Nations unies pour l’environnement évaluent à 258 milliards de dollars les revenus générés en 2016 par l’ensemble des crimes environnementaux. WWF, le Fonds mondial pour la nature, a publié le 18 avril une étude, « Pas à vendre », qui démontre que le commerce illégal de bois précieux est responsable à lui seul de 90 % de la déforestation enregistrée dans les grands pays tropicaux.
Souci pragmatique
Le caractère intentionnel – qui suppose la connaissance de l’interdit et la volonté de le braver – conduit aussi à condamner une entreprise comme la compagnie suisse Trafigura, impliquée dans l’affaire du Probo Koala, un vieux tanker battant pavillon panaméen qui faisait partie de son armement maritime. En 2006, le navire dispersa volontairement dans Abidjan et ses alentours les déchets liquides toxiques qu’il transportait, provoquant la mort de 17 personnes et en empoisonnant près de 44 000.
L’équipe de Laurent Neyret, enrevanche, ne qualifie pas d’écocide l’explosion en 2010 de la plate-forme pétrolière offshore Deepwater Horizon, propriété de BP, dans le golfe du Mexique, pourtant à l’origine de l’une des pires catastrophes écologiques survenues aux Etats-Unis : 1 700 kilomètres de côtes souillées par la marée noire. « C’était une négligence qui implique toute une chaîne de sous-traitance. Ce n’était pas un crime intentionnel », argumente le juriste, en précisant qu’il est « indispensable d’identifier une personne à l’origine du crime, sinon le droit pénal ne peut pas s’appliquer ».
Par ce même souci pragmatique, il n’imagine pas faire le siège de la CPI pour obtenir l’inscription d’écocide dans son statut. « Beaucoup des 124 Etats parties qui soutiennent la juridiction internationale s’y opposeraient. Je préfère pour l’instant inviter les Etats à consacrer l’écocide dans leur droit national. »
La seconde approche est plus radicale, et refuse d’épargner les multinationales dont les activités altèrent de manière grave les écosystèmes. « Il est vital et urgent de poser un cadre contraignant à l’exploitation industrielle. Regardez ce qui se passe au Canada avec l’exploitation des sables bitumineux, qui anéantissent les sols. Faut-il continuer à laisser faire ?, s’insurge ainsi la juriste Valérie Cabanes, porte-parole du mouvement citoyen « End Ecocide on Earth » (« Arrêtons l’écocide planétaire ») et auteure d’Un nouveau droit pour la Terre (Seuil, 2016). De même, peut-on laisser les constructeurs de véhicules diesel dépasser les normes de pollution recommandées et provoquer des dizaines de milliers de morts prématurées ? » A ses yeux, si utopiste cela soit-il, « l’intérêt de l’humanité doit primer sur l’intérêt national ».
Afin d’alerter l’opinion et de démontrer le bien-fondé de sa démarche, Valérie Cabanes participe à l’organisation de vrais-faux procès contre des entreprises. Les 15 et 16 octobre 2016, un tribunal citoyen s’est ainsi tenu à La Haye – ville où siège la CPI – afin de juger Monsanto, le géant de l’agrochimie (qui fut d’ailleurs, avec Dow Chemical, l’un des fabricants de l’agent orange). Auditions de témoins, études scientifiques versées au dossier : les cinq « juges » ont travaillé pour rendre, non pas un verdict, mais un avis consultatif.
Celui-ci a été rendu public le 18 avril, après six mois de délibérations, par la présidente belge de ce « tribunal », Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme. L’entreprise ayant refusé de venir à La Haye en dépit de l’invitation du « tribunal », le « procès » n’a pas pu respecter la règle du contradictoire. Monsanto a été reconnu coupable de « pratiques portant atteinte à de nombreux droits humains ». Selon cet avis, la multinationale inflige de lourds dommages à l’environnement et bafoue, entre autres, les droits à la santé et à l’alimentation. Le document final, riche d’une soixantaine de pages, se conclut par une demande de reconnaissance de l’écocide dans le droit international.
Deux démarches, donc, mais un même objectif : préserver l’avenir des générations futures. « Tant que les sanctions ne seront pas à la hauteur, le pillage continuera », affirme Laurent Neyret. « Peu importe comment on y arrive, reconnaître l’écocide comme un crime international est devenu un impératif moral », renchérit Valérie Cabanes.
Mais comment accélérer le mouvement ? Les juristes le savent bien : pour faire bouger les lignes dans leur matière, rien ne vaut, hélas, une catastrophe. Après le naufrage du Titanic, le 14 avril 1912, qui fit 1 500 morts, le monde se dota en 1914 de la convention internationale Solas (Safety of Life at Sea) pour définir des normes de sécurité et de sauvetage en mer. De même, il fallut attendre que l’Erika, un pétrolier battant pavillon maltais, sombre au large des côtes bretonnes en décembre 1999, souille 400 kilomètres de côtes et tue 200 000 oiseaux pour que l’Union européenne adopte un paquet de directives – Erika 1, Erika 2, Erika 3 – qui encadrèrent la structure des tankers, imposant des navires à double coque. Faudra-t-il un nouveau désastre écologique pour que la préservation de la pachamama se réalise enfin ?
-Pierre polar monte au combat local et politique des législatives contre la maffia rose,mais
à EuropaCity ,ou ailleurs c'est le désormais gouvernemental Hulot qui va devoir affronter les méthodes et la pluie d’argent réunie par la maffia commerciale et du BTP
Si la notion de transition écologique et solidaire mise en avant par le ministre d'État Nicolas Hulot a un sens, c’est ici qu’elle doit s’éprouver : sur le triangle de Gonesse, territoire déshérité de la banlieue nord de Paris, où Immochan veut construire un méga centre commercial sur des terres agricoles. Une manifestation a lieu dimanche 21 mai.
Du vert, du rouge, du jaune, du violet, du bleu et du blanc. La cacophonie chromatique dans la bande de logos au bas de l’appel à manifester contre le projet EuropaCity, dimanche 21 mai, porte un sens politique : l’élargissement du front de mobilisation contre l’énorme centre commercial qu’Immochan, la filiale immobilière du groupe Auchan, veut construire dans le triangle de Gonesse (Val-d'Oise), entre les aéroports de Roissy et du Bourget.
Autour des opposants de longue date, le Collectif pour le triangle de Gonesse (CPTG), qui refuse le bétonnage des 80 hectares de terres agricoles convoitées par EuropaCity, s’agrègent désormais des agriculteurs de la Confédération paysanne et du réseau d’Amap d’Île-de-France, leurs abonnés, la chaîne de magasins Biocoop, la Confédération des commerçants de France, les architectes et urbanistes de l’Atelier citoyen, des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (ACIPA), les ONG écolos France nature environnement et les Amis de la terre.
La CGT Île-de-France a pris position contre le projet et la chambre d’agriculture régionale s’oppose à la destruction programmée de ces sols. Bernard Loup, le coprésident du CPTG, a été reçu avec une délégation par Chantal Jouanno, deuxième vice-présidente UDI de la région Île-de-France. Des visages et des banderoles que l’on n’a pas l’habitude de voir côte à côte.
Dominique et Robin Plet, agriculteurs sur le triangle de Gonesse, en avril 2016 ©Yann Guillotin.
Le débat public sur EuropaCity s’était ouvert en avril 2016 par une séance cruelle pour les écologistes : des jeunes de Gonesse avaient manifesté leur intérêt pour le projet, ses 3 milliards d’euros d’investissements et ses emplois promis. Tandis que les voix critiques provenaient essentiellement de retraités, n’habitant pas toujours le territoire (voir notre reportage). S’écoulant sur plusieurs mois dans plusieurs communes du Val-d’Oise, de la Seine-Saint-Denis et un soir à Paris, la concertation a permis la publication de cahiers d’acteurs critiques du projet. Petit à petit, les uns et les autres se rencontrent. Face au rouleau compresseur narratif d’EuropaCity et à la pluie d’argent que le géant de la grande distribution promet sur ce coin précarisé de l’Île-de-France, la mise en cause de l’utilité du futur centre commercial ne suffit pas. Il faut une alternative.
Parallèlement aux recours juridiques, des opposants se constituent en groupement pour répondre à l’appel à projet Inventons la métropole du Grand Paris. Il prend le nom de CARMA (Coopération pour une ambition rurale métropolitaine et agricole). Il propose de transformer le triangle de Gonesse, soit près de 700 hectares en tout – EuropaCity n’occupe qu’une partie du vaste plan d’aménagement envisagé autour d’une ZAC dédiée –, en hub de l’agriculture périurbaine. Avec une ferme maraîchère solidaire, un farm lab, un centre d’échanges sur la sécurité alimentaire, une couveuse et de la formation pour le développement de l’emploi local.
L’idée est aussi d’inciter les quelques agriculteurs encore en activité sur place à réduire leur monoculture céréalière pour passer à du maraîchage bio, sans pesticide ni engrais.
Le projet est piloté par Robert Spizzichino, un ingénieur urbaniste, avec l’appui financier de MiiMOSA, la plateforme de financement participatif associée au Crédit agricole. La maîtrise d’ouvrage du projet est confiée à Terre de Liens, qui aide des paysan.nes à accéder aux terres agricoles, notamment en achetant des terres. « Nous voulons agir pour avoir plus de terres nourricières et utiles localement, explique Anne Gellé, administratrice de l’association. Quel est l’intérêt de prendre des terres agricoles pour y construire des bureaux et des routes ?, demande-t-elle. C’est un modèle vieillot, alors que nous vivons à l’époque du changement climatique et que l’autonomie alimentaire de la région francilienne est beaucoup trop faible. Se nourrir, c’est important ! »
Pour ces professionnels de la transition écologique et des alternatives, le triangle de Gonesse devient un enjeu symbolique très fort. Il est situé dans une zone urbanisée, près de villes frappées par un fort taux de chômage et de pauvreté, encore sous le choc de la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay. L’ancien site automobile est aujourd’hui une friche polluée en cours de vente à la découpe. « Notre projet répond aux enjeux d’aujourd’hui : pourquoi ne pas proposer des emplois qualitatifs, fiables, locaux et utiles ? », insiste Anne Gellé.
Selon un expert impliqué dans Carma, qui requiert l’anonymat pour ne pas se brouiller avec les acteurs institutionnels du dossier, « le grand Roissy est l’un des territoires de l’aire urbaine qui produit le plus d’emplois mais ils ne vont pas aux populations en difficulté. Pourquoi ? Ils sont très durs, précaires et mal payés. Et la gouvernance économique entre organismes publics et acteurs privés est mauvaise. Notre principal atout est d’élargir la gamme des métiers non qualifiés offerts aux habitants ».
Pour les acteurs de Carma, la transition écologique implique des formes d’agriculture et des exigences de santé alimentaire qui vont nécessiter de nouveaux emplois. « Ce projet est nécessaire au Grand Paris. Tout le monde se rend compte qu’on consomme trop de terres et que l’insécurité alimentaire s’aggrave. On a besoin de protéger les terres agricoles d’Île-de-France, comme le tentent aujourd’hui les grandes métropoles internationales : Barcelone, Milan, Turin, Aarhus, Montréal », poursuit le spécialiste.
Contre le bétonnage des sols qui fait disparaître en France l’équivalent d’un département tous les dix ans environ, Carma défend l’idée d’un « étalement rural ». Pour Ivan Fouquet, architecte au sein de l’agence Fair et cheville ouvrière de l’atelier citoyen contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, impliqué lui aussi dans Carma : « La métropole parisienne est hyper étalée. Le triangle de Gonesse a échappé à l’urbanisation puisqu’il est pris entre les aéroports de Roissy et du Bourget. C’est aberrant de vouloir y construire des commerces et des bureaux ! Il faut densifier plutôt qu’urbaniser et préserver les terres agricoles. On peut sensibiliser les jeunes de banlieue à l’importance du respect de la terre et de l’alimentation. »
Selon une première estimation, l’investissement total du projet défendu par Carma pourrait représenter 15 millions d’euros, en incluant une unité de méthanisation et de compostage.
Mais face à cette innovation sociale, les résistances institutionnelles s'affirment. Le dossier n’a pas été retenu par le Grand Paris. Les projets d’Eiffage, LinkCity (Bouygues Immobilier) et Bopro (une agence belge) sont sortis vainqueurs de la présélection. Une fois de plus, les géants du BTP balaient une alternative citoyenne. Mais Carma est distingué par le prix Convergence, spécialisé en économie sociale et solidaire, qui sera remis début juin. Quelques élus locaux opposés à EuropaCity s’y intéressent.
En 2014, une manifestation contre EuropaCity, inscrite dans le mouvement pourtant dynamique des Alternatiba, avait réuni très peu de monde. Difficile de mobiliser des riverain.es éloigné.es du militantisme et d'attirer les Parisien.nes au-delà de la barrière du périphérique.
L’entrée de Nicolas Hulot au gouvernement motivera-t-elle plus de personnes à venir planter des courges et des céréales – offertes par des paysans du plateau du Larzac – et à marcher contre EuropaCity ce dimanche ? Si la notion de transition écologique et solidaire a un sens, c’est sur le triangle de Gonesse qu’elle doit s’éprouver.