Synthèse sur le massacre de Thiaroye
(Sénégal 1er décembre 1944)
Armelle Mabon
Avant que le président de la République François Hollande n'évoque Thiaroye comme une
répression sanglante1, Thiaroye était le plus souvent présenté comme une mutinerie et une
rébellion armée d'ex-prisonniers de guerre ayant nécessité une riposte armée des Troupes
coloniales. Ces ex-prisonniers avaient passé quatre années de captivité dans les frontstalags
(camps de prisonniers situés à l'extérieur des frontières du Reich) en métropole à travailler, pour
le plus grand nombre, en Arbeitkommandos. C'était le premier contingent de tirailleurs dits
« sénégalais » libérés par les Alliés ou les Forces françaises de l'intérieur (FFI) à rejoindre l'Afrique
occidentale française (AOF) où ils devaient être démobilisés.
Le bilan officiel retenu à ce jour de cette mutinerie est de 35 morts, 35 blessés et 34
condamnations.
Deux enquêtes ont été menées par les pouvoirs publics, la première par le général de Périer des
Troupes coloniales (5 février 1945), la deuxième par l'inspecteur de 1ère classe du ministère des
Colonies Louis Mérat (15 mars 1945). Malgré les demandes d'élus d'outre-mer notamment Lamine
Guèye2, aucune enquête parlementaire n'a été diligentée.
Tout historien qui se plonge dans les archives sur Thiaroye en commençant par le service
historique de la Défense (SHD) et les Archives nationales d'outre-mer (ANOM) perçoit d'emblée le
mouvement de contestation des ex-prisonniers de guerre suivi d'une rébellion armée que l'Armée
française a essayé de contenir par une démonstration de force. C'est la banale recherche d'un
télégramme reçu le 18 novembre 1944 à Dakar cité3 mais introuvable dans les archives qui a
déclenché un doute sur la présentation officielle de l'événement renforcé par l'impossibilité de
trouver les circulaires qui permettaient de connaître les droits de ces rapatriés. Il a été nécessaire
de questionner les sources, de confronter tous les rapports pour parvenir à faire émerger les
incohérences ; de consulter les dossiers personnels des officiers pour saisir les conséquences de
Thiaroye sur leur carrière, de déconstruire tout élément à charge, d'interpréter les textes de loi, de
vérifier les registres matricule des condamnés. Nous avons systématiquement recherché les
familles des officiers pour compléter les informations mais aussi celles des « mutins » dès lors
qu'un élément nous le permettait. Il a fallu également combler nos connaissances lacunaires en
matière d'armement. La consultation des pièces du procès des « mutins » aux archives de la
justice militaire et la confrontation avec l'ensemble de la documentation ont contribué à clarifier
certains points. Notre récente visite aux archives nationales du Royaume-Uni amène un nouvel
éclairage grâce aux rapports du consulat général dont un qui signale que des photos ont été prises
par des militaires américains4.
Le travail d'investigation a duré une quinzaine d'années en lien avec notre recherche sur les
prisonniers de guerre « indigènes »5 et a bénéficié d'aides précieuses d'archivistes et de
personnes qui, par leurs interrogations et leur éclairage, nous ont permis de reconstruire l'histoire
de Thiaroye.
La compréhension de cet événement historique s'est accélérée avec l'intervention du ministre de
la Défense, Jean-Yves Le Drian, nous permettant d'accéder à une circulaire et à cinq dossiers de
victimes6.
La connaissance factuelle de Thiaroye est désormais fixée. Bien que des zones d'ombre
subsistent, elles ne nuisent pas à la compréhension générale et à l'enseignement de cet
événement historique que nous pouvons nommer massacre
La spoliation
La solde de captivité
Dans les rapports écrits par les officiers après la « mutinerie », il est mentionné que la solde de
captivité n'a pas été réglée de manière uniforme dans les Centres de transition des indigènes
coloniaux (CCTIC) en métropole. Le rapport du commandant du Dépôt des isolés coloniaux (DIC)
de Dakar7 fait état du détachement de Versailles dont le règlement paraît au point, de celui de la
Flèche qui aurait trop perçu et de celui de Rennes qui n'aurait perçu qu'une faible avance.Le
rapport du chef de bataillon Quinchard, chef du détachement des Sénégalais embarqué à Morlaix,
mentionne que le détachement de Rennes n'aurait rien perçu mais que celui de Versailles aurait
trop perçu et que celui de la Flèche aurait perçu un peu moins du compte8. C'est pour le moins
discordant mais au final il semblerait qu'au moment du départ de Morlaix, le 5 novembre 1944, le
détachement de Rennes aurait reçu sur le bateau une avance forfaitaire sensiblement égale aux
versements obtenus par les détachements de Versailles et La Flèche. À Morlaix, 3159 exprisonniers de guerre ont refusé d'embarquer pour n'avoir pas bénéficié des dispositions prévues.
C'est la circulaire n°2080 du 21 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre (direction des
Troupes coloniales) qui réglemente pour ce contingent le paiement de la solde de captivité10. Elle
précise que la solde de captivité des indigènes ex-prisonniers de guerre doit être entièrement
liquidée avant le départ de métropole, le paiement devant intervenir pour un quart en métropole,
et pour les trois quarts au moment du débarquement11. Cette réglementation est corroborée dans
une note sur le rapatriement des ex-prisonniers de guerre coloniaux en date du 25 octobre 1944
émanant du ministère des Colonies : « 1/4 des sommes dues a été versé aux tirailleurs qui doivent
partir : ces versements ont été effectués en monnaie française. Il leur a été également remis un
certificat attestant le montant qui leur est encore dû à leur arrivée »12. Le 31 octobre 1944 le
ministre des Colonies René Pléven adresse un courrier au gouverneur de l'AOF confirmant ces
dispositions13. Le ministre Pléven a souhaité que les soldes s'alignent sur le montant alloué aux
Nord-Africains et Européens14 mais cette disposition ne semble pas avoir été retenue.
À leur arrivée à Dakar, les rapatriés ont logiquement réclamé le rappel de solde à savoir les ¾
restants. Quand ils ont compris que ce rappel de solde ne leur serait pas versé, 500 exprisonniers
qui devaient partir pour Bamako ont refusé de quitter la caserne de Thiaroye. Il est
important de préciser que les autorités civiles et militaires de l'AOF étaient informées de la
réglementation à appliquer : « L'autorité militaire est chargée du paiement des rappels de
solde »15.
La solde de traversée
Les rapatriés devaient également bénéficier d'une solde de traversée payée au débarquement.
Les autorités militaires de Dakar ayant choisi le tarif AOF, les ex-prisonniers de guerre ont
revendiqué le paiement au tarif France, comme le prévoyait la réglementation. Il semblerait qu'un
versement complémentaire ait été effectué mais nous ne pouvons le certifier.
Une circulaire appliquée par anticipation?
Le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie, qui a ordonné l'opération de
maintien de l'ordre, dans son rapport du 5 décembre 1944, fait état des revendications des
rapatriés : « paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, d’une prime de démobilisation,
d’une prime de maintien sous les drapeaux, après la durée légale, équivalent à la prime de
rengagement »16. Il faut souligner ici que le lieutenant-colonel Siméoni, commandant le Dépôt des
isolés coloniaux de Dakar, a averti le général Dagnan que le départ pour Bamako était conditionné
au paiement des gros rappels de solde réclamé par les rapatriés17. Pourtant, le rappel de solde de
captivité a disparu de la liste des revendications conformément au libellé d'une circulaire qui
permet d'afficher officiellement que les rapatriés auraient perçu à Morlaix non pas un quart de la
solde de captivité mais la totalité. Ainsi la circulaire n° 6350 du 4 décembre 1944 émanant du
ministère de la Guerre (direction des Troupes coloniales) fait part d'une modification pour le
paiement des soldes de captivité confirmant le télégramme du 16 novembre 194418 : « Elles seront
payées [intégralement] avant le départ de la métropole ». En note de bas de page, il est indiqué :
« Cette mesure a déjà été appliquée au détachement parti de France le 5 novembre »19. Dès lors,
il nous est possible de comprendre pourquoi le général Dagnan dans son rapport du 5 décembre
écrit qu'il n'a pas été fait application de la circulaire du 21 octobre 1944 puisqu'il fallait faire croire
qu'ils avaient perçu avant embarquement la totalité de la solde. Les rapports d'inspection datés de
février et mars 1945 concluent sur ce point qu'après vérification faite à Dakar, les ex-prisonniers
avaient perçu plus que leurs droits. Pourtant le gouverneur de l'AOF en date du 12 décembre
1944, écrit au ministre des Colonies qu'à l'avenir les soldes devront être payées en métropole
avant l'embarquement20. Ces hommes n'ont pas perçu les rappels de solde ni à Dakar, ni à
Morlaix. Si le dépôt des isolés coloniaux (DIC) de Dakar chargé de l'ensemble des formalités
administratives avant la démobilisation n'avait pas reçu ces sommes relativement importantes,
cela aurait été signalé et nous aurions trouvé des traces dans les archives notamment dans les
rapports des officiers.
La circulaire du 4 décembre 1944 a été utilisée comme preuve d'une mutinerie qu'il fallait réprimer
en rendant illégitime cette réclamation des ex-prisonniers de guerre rapatriés jusqu'à la faire
disparaître. Elle nous permet aussi de comprendre qu'il y a eu un détournement de fonds au
détriment des rapatriés qui n'ont jamais perçu ce rappel puisque,officiellement, ils avaient perçu
l'intégralité de leur solde avant l'embarquement. Une lettre datée du 24 novembre 1945 d'un
sergent rapatrié à sa marraine de guerre nous apprend qu'il n'a toujours pas perçu le rappel de
solde alors que son retour est postérieur à décembre 194421.
Nous n'avons trouvé aucune pièce comptable permettant de déterminer les bénéficiaires de cette
spoliation.
Le massacre
Une rébellion armée?
Le 28 novembre 1944, le général Dagnan s'est déplacé à la caserne de Thiaroye accompagné du
lieutenant-colonel Siméoni et du chef d'état-major Le Masle alors que les ex-prisonniers de guerre
réclamaient le rappel de solde et que 500 d'entre eux refusaient de partir pour Bamako. Déterminé
à faire valoir leurs droits, selon le rapport Dagnan, un groupe de rapatriés a bloqué sa voiture. Le
général Dagnan indique qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après
consultation des chefs de service et des textes. Sur cette ultime promesse, les tirailleurs ont
dégagé la route. Pour le général Dagnan, le détachement était en état de rébellion, le
rétablissement de la discipline et l’obéissance ne pouvait s’effectuer par les discours et la
persuasion22 et a mis sur pied une démonstration de force pour impressionner les anciens
prisonniers de guerre. Le général commandant supérieur de Boisboissel, revenu de tournée, a
donné son accord pour une intervention le 1er décembre 1944 au matin à l’aide de trois
compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons
d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français23.
Le 1er décembre 1944 au matin, les rapatriés ont reçu pour ordre de se rassembler sur l'esplanade.
Selon les officiers supérieurs chargés de rédiger la synthèse des faits24, c'est à 9h30 que les
salves meurtrières ont été tirées par le service d'ordre comme riposte aux tirs des mutins établis
entre 8h45 et 8h55. C'est précisément la provenance de ces tirs qui a été modifiée puisque
plusieurs rapports et procès verbaux d'information affirment qu'il s'agit d'une salve du service
d'ordre et notamment de mousqueton tirée en l'air sur ordre du lieutenant-colonel Le Berre25. Alors
que le chef de bataillon Le Treut a confirmé ce point dans son procès verbal (PV) d'information lors
de l'instruction du procès, le colonel Carbillet dans son rapport daté du 4 décembre 1944, modifie
l'information donnée par le chef de bataillon Le Treut dans une simple note de bas de page :
« [ 9h20 ] et non 8h50 comme le dit le Cdt Le Treut ». Ce qui permet au colonel Carbillet d'inscrire
formellement dans son rapport « 8h55 : coups de feu contre la troupe – tirailleur blessé ». Pour le
procès, l'une des pièces à conviction est en effet une balle extraite de la main d'un tirailleur du
service d'ordre. Mais dans son PV d'information, le tirailleur explique qu'il a été blessé alors qu'il
était couché donc au moment de la riposte, les officiers ayant donné ordre aux tirailleurs de se
coucher. De plus, un rapport d'expertise indique clairement que la balle ne pouvait provenir du
mousqueton présenté comme l'arme des « mutins »26.
Afin de renforcer le fait « rébellion armée », la même substitution s'est opérée pour les tirs
entendus après la riposte. Une rafale de mitraillette des « mutins » provenant d'une baraque est
citée à plusieurs reprises dans les rapports mais ce n'est jamais la même baraque qui est montrée
par les officiers sur le plan de la caserne lors de l'instruction du procès. Par contre, deux officiers
indiquent formellement qu'il y a eu des tirs du service d'ordre après la riposte, un les signale
comme un accident27, l'autre pour réduire les irréductibles28. Dans l'acte d'accusation, ces tirs
entendus des baraques sont positionnés avant la riposte armée29.
Un néophyte en armes à feu pourrait considérer que les « mutins » étaient lourdement armés en
découvrant la liste des armes retrouvées30, au final ce n'est que « petite quincaillerie » qui ne
présentait aucun danger d'autant qu'un rapport signale qu'ils étaient « porteurs d'armes (poignards
en particulier)»31 . Comme l'acte d'accusation donne une liste des armes retrouvées différente de
cette du général Dagnan32, il y a lieu de penser que ces listes, qui auraient dû être identiques,
sont, au final, une information mensongère permettant d'accréditer la thèse de la rébellion armée.
Le comptage des étuis issus des tirs des « mutins » aurait apporté la preuve irréfutable de la
nécessité de la riposte.
L'argument « rébellion armée » ne résiste pas à la confrontation des différents documents pas plus
que la nécessaire riposte armée.
Préméditation et bilan des pertes
D'après le décompte des cartouches, il y a eu des tirs de fusils mais également des armes
automatiques et notamment les automitrailleuses rattachées au 6ème Régiment d'artillerie coloniale
(RAC)33. Les tirailleurs du service d'ordre au nombre de 110034, sont arrivés à Thiaroye sans
munition et il est mentionné une distribution de cartouches conservées dans des trousses par les chefs de section vers 9h20. Cinq à dix minutes pour une telle distribution semble impossible.
En 1973, le chef du Service historique de la Défense (SHAT) a exprimé sa surprise en constatant
« des archives du 6ème RAC extrêmement sommaires qui ne contiennent rien sur leur participation
pourtant indiscutable »35. L'exemple du rapport daté du 2 décembre 1944 du lieutenant de
vaisseau Max Salmon commandant les automitrailleuses en est une parfaite illustration puisque
son récit du 1er décembre 1944 s'arrête à 8h30 pour reprendre à 9h4536. Ce trou dans la
chronologie est d'autant plus surprenant qu'il a rencontré le lieutenant-colonel Le Berre,
commandant le 6ème RAC, avec le capitaine Ollivier la veille au soir pour y recevoir un ordre oral37.
Le lieutenant-colonel Le Berre justifie cette rencontre tardive après qu'il eut reçu à 20 h un
renseignement comme quoi beaucoup de mutins sont armés de pistolets, revolvers et pistolets
-mitrailleurs, et qu'ils veulent descendre le lieutenant-colonel Siméoni38. Le général Dagnan avait
déjà donné toutes les instructions le matin du 30 novembre en présence notamment du colonel
Carbillet et du lieutenant-colonel Le Berre avec la transmission de son ordre n°139. Deux autres
ordres écrits sont mentionnés dans le rapport Carbillet mais restent introuvables dans les archives.
Témoin majeur de la répression armée, le commandant des automitrailleuses n'a pourtant n'a pas
été entendu lors de l'instruction alors qu'il était encore présent à Dakar40.
L'absence de procès-verbal d'information du lieutenant de vaisseau Salmon41, commandant les
automitrailleuses qui avait reçu un ordre oral pour une mission bien précise, ajoutée à une
chronologie des faits amputée du moment des tirs permet de supposer une possible préméditation.
Elle se distingue plus nettement dans l'acte d'accusation car, nous le savons, la possession des
armes est un prétexte inventé : « devant l'indiscipline de plus en plus caractérisée des rapatriés, le
commandement apprenant d'autre part qu'un certain nombre d'entre eux avaient des armes, qu'il
avait été installé des postes de guet, décidait de montrer la force pour les amener à obéir et même
de l'employer s'ils persistaient dans leur attitude »42. Le Chef d'escadron Lemasson, qui était sur le
Circassia avec les ex-prisonniers de guerre, dans son rapport du 1er décembre 1944, est encore
plus explicite car il indique qu'à 6h45, il a été prévenu que la force armée intervenait pour réduire
les rebelles43. Les forces de l'ordre n'ayant pas eu leur vie menacée avant 6h45, c'est donc bien la
veille qu'il avait été envisagé d'utiliser tous les moyens pour réduire au silence ceux qui
revendiquaient le paiement de leurs soldes. Comparé au rapport du colonel Carbillet qui conclue
trois jours après celui de Lemasson que le lieutenant-colonel Leberre « acculé, ce n'est qu'à la
dernière extrémité et à moins d'abandonner la partie qu'il a fait usage de ses armes 44», il est clair
que les rapports des officiers ont été écrits sur ordre afin de valider la nécessaire riposte. Ce
rapport nous apprend également que les cadres de conduite – vraisemblablement ceux qui étaient
les plus proches des rapatriés du fait de la traversée – ont été envoyés au nord du camp de
Thiaroye laissant la place aux automitrailleuses.
Lors d'une enquête de terrain au début des années 80 en vue de l'écriture du scénario d'un film qui
n'a jamais été tourné, des habitants de Thiaroye ont certifié avoir vu des militaires creuser des
fosses communes avant ce funeste 1er décembre 194445.
Le rapport du lieutenant-colonel Le Berre disponible au SHD46 a été modifié afin d'insérer dans le
corps du texte une étrange précision : « Je donne l'ordre aux armes automatiques de se préparer
à tirer [sur] le toit des baraques »47. Dans son rapport, il indique qu'à la première salve, 3 mutins
tombent devant la 2ème baraque. Nous pouvons donc comprendre que l'ordre était destiné aux
armes automatiques, qu'il y a eu plusieurs salves comme le signale également le chef de bataillon
Boudon48 ; la « riposte » est du reste qualifiée de fusillade nourrie et un procès verbal (PV)
d'information mentionne « les premières rafales ont éclaté de toutes parts »49. Nous pouvons aussi
comprendre que les tirs n'ont pas visé seulement les toits. Il n'est pas plus certain que ce soit les
baraques qui aient été les cibles quand bien même les tirs d'automitrailleuses peuvent transpercer
des baraques en bois et atteindre ceux qui se trouvent à l'intérieur
Nous avons été surprise par la lecture d'un PV d'information émanant d'un adjudant qui relate qu'il
a compté 3 morts dans une baraque incidemment alors qu'il avait reçu l'ordre de ne pas quitter sa
voiture50. Ne lui a t-on pas demandé de dire qu'il a compté des morts dans une baraque oubliant
que logiquement il ne pouvait pas faire ce constat ? Nous avons également repéré l'insistance
avec laquelle l'officier de police judiciaire refusait les propos des inculpés lorsqu'ils prétendaient
être au rassemblement et s'être protégés des tirs. Le lieutenant-colonel Siméoni, dans son rapport
du 12 décembre 1944, mentionne qu'il a demandé aux rapatriés qu'il avait rassemblés sur
l'esplanade de se coucher durant la riposte tout en leur ayant déclaré dans le même temps que les
forces de l'ordre ne tireront pas sur les hommes rassemblés51. Ce sont pour le moins des propos
contradictoires.
Selon les rapports, entre la moitié et les 2/3 du contingent présent à Thiaroye se sont retrouvés sur
l'esplanade pratiquement en face des automitrailleuses52. Dans son rapport daté du 5 décembre
194453, le général de Boisboissel écrit que ce sont les tirailleurs sénégalais du service d'ordre qui
ont fait, au fusil, presque tous les morts et les blessés et il précise que les armes automatiques
auraient fait une hécatombe. Cette affirmation est d'autant plus surprenante que le détail des
cartouches utilisées par unité, établi antérieurement au 5 décembre, sert de démenti54. Le général
de Boisboissel n'a semble-t-il pas été informé de ce qui a été réellement programmé sinon il
n'aurait pas mentionné que les armes automatiques n'avaient pas tiré. De plus, les rapports du
consul britannique écrits un mois après les faits, présentent un homme ne pouvant plus assumer
ses responsabilités55. Nous le percevons comme en état de choc.
Nous avons la certitude que le chiffre officiel de 35 morts n'est pas exact car sur les 5 dossiers
retrouvés des victimes, au moins un dossier concerne un mort à l'hôpital de Dakar des suites de
ses blessures qui n'est pas recensé sur la liste des 11 décédés à l'hôpital56. Le général Dagnan a
écrit 24 morts et 46 décédés suite à leurs blessures57, ce qui fait 70 morts. Le nombre de morts
reste une zone d'ombre qu'il faut relier au doute sur le nombre d'ex-prisonniers de guerre débarqués du Circassia le 21 novembre 1944. D'après les archives, 120058 ou 128059 ou 130060
ex-prisonniers de guerre sont arrivés à Dakar. Alors qu'il existe un document officiel de la Marine
en AOF avec ce chiffre de 1300, il est surprenant de constater que les plus hautes autorités civiles
et militaires n'en tiennent pas compte comme si elles savaient par avance que ce chiffre ne
correspondait pas à la réalité tout comme le nombre des membres d'équipage ramené à 280 alors
qu'ils étaient 35861
Le ministre des Colonies62, le commandant du Circassia David Bone63 ainsi que les
renseignements généraux de Morlaix64 donnent le chiffre de 2000 ex-prisonniers de guerre à
embarquer. C'est le ministre de la Guerre qui donne les chiffres détaillés par détachement dans sa
lettre du 20 octobre 1944 ayant pour objet le rapatriement de Sénégalais prisonniers libérés : 400
Granville, 300 Rennes, 140 Pontivy, 60 Coëtquidan 350 La Fléche, 600 Versailles, soit 1950
hommes65. Si l'on tient compte des 315 qui ont refusé d'embarquer avant d'être acheminés sur
Loudéac-Trévé66 dans les Côtes d'Armor, cela fait environ 1635 hommes qui sont présents sur le
Circassia. Un renseignement du 21 novembre 1944 venant de Dakar fait part de 400 tirailleurs qui
auraient refusé de poursuivre le voyage et seraient restés à Casablanca67 mais ni le commandant
du Circassia68 ni aucun officier présent sur le navire ne mentionnent ce refus d'embarquer :
«Aucun fait n'est à signaler pendant les 24 heures passées au camp de Médiouna » 69 . La fiche
renseignement du 21 novembre indique 2400 tirailleurs à embarquer avec 600 restés à Morlaix et
donc 400 à Casablanca70, preuve si l'en est que des fausses informations ont été disséminées.
Ils étaient donc, à quelques unités près, 1635 à bord du Circassia alors que l'acte d'accusation
inscrit 1300 au départ de Morlaix71.
Il manque environ 335 hommes sur l'effectif initial de 1635 ex-prisonniers de guerre embarqués72.
Ne serait-ce pas « l'hécatombe » évoquée par le général de Boisboissel ?
Le procès des « mutins » : une instruction menée à charge
Le sous-lieutenant Arrighi de l'État-Major de la division Sénégal-Mauritanie alors qu'il avait comme
supérieur hiérarchique le général Dagnan, a eu pour mission délicate, au vu de sa position, de
mener l'instruction qui conduira à l’acte d’accusation dressé par le Tribunal Militaire Permanent de
Dakar le 15 février 1945.
L'ensemble des PV d'information et d'interrogatoire décuple les incohérences déjà constatées
dans les rapports. La logique est la même à savoir montrer que les « mutins » suspectés de pillage en métropole avaient fait usage d'armes à feu. Toutefois l'instruction n'a pas repris l'hypothèse du
général de Boisboissel selon laquelle les rapatriés voulaient prendre les familles européennes en
otage73. Les documents confirment le déni manifeste d'une possible appartenance de certains de
ces rapatriés au mouvement de la Résistance en métropole et la volonté de faire croire qu'ils
avaient subi une intense propagande allemande subversive74. Lors d'un interrogatoire du 22
décembre 1944, Antoine Abibou, qui sera lourdement condamné, raconte qu'il s'est évadé du
frontstalag de Rennes en 1943, s'est rendu à Paris où il a eu des contacts avec la Résistance. Il a
dû se cacher dans une famille morbihanaise, épopée dont il donne des détails très précis. L'officier
de police judiciaire a considéré que c'était improbable, qu'Antoine Abibou mentait et qu'il était à la
solde des Allemands75. 70 années après, nous avons pu retrouver deux membres de la famille
Desgrées du Loû76 qui ont témoigné de la véracité de son récit. C'est l'illustration parfaite d'une
instruction menée à charge où aucune vérification n'a été effectuée, aucune discordance ni
défaillance dans la chronologie et la présentation des faits n'ont été relevées.
Les chefs d'inculpation de l'acte d'accusation vont de la provocation de militaires à la
désobéissance jusqu'à la rébellion commise par des militaires armés au nombre de 8 au moins.
Les « mutins » de Thiaroye ont été défendus pour la plupart par l'avocat et homme politique
sénégalais Lamine Guèye. Malgré son talent et sa perception lucide des faits, il ne parviendra pas
à convaincre le tribunal militaire : « Ma conviction partagée par tous les indigènes et les Européens
de Dakar, c'est que ces chiffres [du nombre de morts] sont très en dessous de la réalité, bien qu'ils
soient déjà impressionnants. C'est une question d'argent qui a amené les militaires à abattre à
coups de mitraillettes des Tirailleurs arrivés de France le 21 novembre 1944 […] Quelques uns de
ces Tirailleurs avaient sur eux des sommes constituant leurs économies. L'Autorité militaire a
pensé que ces sommes trop élevées pour des Tirailleurs devaient provenir de vols et pillages
commis en France [...] »77. En réalité, la plus grande majorité d'entre eux avaient déposé leur
maigre salaire de travailleur forcé en métropole sur des livrets d'épargne gérés par les
frontstalags. Dans son PV d'interrogatoire, Antoine Abibou justifie la provenance de l'argent qu'il
possédait.
Le jugement a été prononcé le 5 mars 1945 : six ont été condamnés à 10 ans d'emprisonnement
avec dégradation militaire et interdiction de territoire, un à 7 ans et dégradation militaire, deux à 5
ans et dégradation militaire, trois à 5 ans, un à 4 ans, six à 3 ans, six à 2 ans, trois à 18 mois et six
à 1 an. Quelques uns ont été condamnés à verser une amende. Le pourvoi en cassation a été
rejeté le 17 avril 1945.
En deuxième partie "une amnistie pour quel crime ?"figurera la suite de la synthèse faite à Lorient le 26 novembre 2014 par Armelle Mabon Maître de conférences Université de Bretagne Sud.