Rémi Fraisse est le premier mort en manifestation sous un gouvernement de gauche sous la Ve République. Comment en est-on arrivé là, et que nous dit ce drame sur les conditions du maintien de l’ordre en France ? Pour Fabien Jobard, politiste, spécialiste de la police, seule une commission parlementaire permettrait de tirer toutes les conséquences politiques de cet événement.
Le Monde.fr | 02.12.2014 à 14h31 • Mis à jour le 02.12.2014 à 14h53 | Par Collectif
Alors qu’un jeune garçon, noir, de 12 ans vient d’être abattu par la police de Cleveland, Darren Wilson, le policier qui a tué l’adolescent Michael Brown, déclenchant la première révolte de Ferguson en août dernier, a vu il y a peu les charges portées contre lui abandonnées par le grand jury. « J’ai fait mon travail dans les règles », « J’ai la conscience tranquille » a ainsi pu déclarer Wilson.
Au sortir de ce verdict, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour condamner son caractère ouvertement raciste. La répression policière et militaire lancée contre les manifestations témoigne de l’effondrement des illusions de la « démocratie post-raciale ».
Mais la France n’est pas l’Amérique, la profondeur historique de son sens de la démocratie, dit-on, est sans égale : tout cela est certes fort regrettable, mais bien loin de nous. Et pourtant, après l’assassinat du jeune étudiant écologiste Rémi Fraisse le 25 octobre à Sivens dans le Tarn, le gouvernement français et tous ses relais n’ont cessé d’accumuler les déclarations pour se dédouaner de toute responsabilité dans sa mort.
La classe politique a bien tiqué un peu, mais sans non plus en faire un casus belli. Qui donc, aujourd’hui, a réagi aux déclarations larmoyantes de l’avocat de celui qui a lancé la grenade assassine, selon lesquelles dans cette affaire le gendarme « est dans le même état d’esprit qu’un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction. Ce qui s’est passé est un accident. Il n’est ni coupable ni responsable, mais il était présent, et c’est sa grenade qui a tué Rémi Fraisse. Il apprend à vivre avec ce drame malgré la pression émotionnelle importante. ».
Pauvre appareil répressif
Les rhétoriques varient, mais le fond est le même : le coupable, c’est la victime. Cette psychologisation n’est que le complément, de la tête du gouvernement à ses préfets et ses magistrats, de la dénégation du fait même des violences policières, respect de « l’ordre républicain » et de « l’Etat de droit » en renfort. Pauvre appareil répressif : va-t-on sérieusement s’arrêter à cela ?
Qu’est donc cette prétendue démocratie à la française qui absout la répression ? Et surtout, qui aujourd’hui ose se lever et défier cette banalisation de fait du permis de tuer ceux qui se révoltent, qui contestent ? Qui pour dénoncer la banalisation de l’interdiction de manifester sa colère, comme à Toulouse, où depuis le meurtre de Sivens quatre manifestations contre les violences policières ont été interdites en novembre, trois d’entre elles violemment atomisées, avec une ribambelle d’interpellations arbitraires puis de condamnations ? Certaines sont même susceptibles d’aller jusqu’à la prison ferme, des peines qui pourraient tomber à la lecture des jugements à Toulouse ce jeudi 4 décembre. Un rassemblement de soutien est d’ailleurs prévu à cette occasion devant le Palais de Justice de Toulouse.
De leur côté, les étudiants mobilisés de l’université du Mirail n’ont pas encore pris le contrôle de leur université, mais leur révolte est profonde et profondément politique. Ils ont compris que la survie exige de défier l’arbitraire sanglant, surtout s’il se pare des atours de la démocratie. Pour l’instant ils se sentent seuls. Même s’ils commencent à occuper leur université et reprennent régulièrement la rue. Faut-il attendre, comme dans le poème de Niemöller souvent attribué à Brecht, que tous se fassent prendre et que l’on néglige de se sentir concerné, et de s’étonner qu’au bout du compte on y passe aussi ?
La lumière dans un océan de défaitisme
A-t-on besoin d’un nouveau Charonne 1962, d’un Ferguson à la française, pour rappeler que lorsqu’un pouvoir prend goût à interdire les manifestations, à justifier l’injustifiable, et à se lancer dans des procès politiques, on touche du doigt cet « Etat d’exception » où tout devient permis ? Avons-nous oublié qu’en 2005, deux jeunes adolescents, innocents mais poursuivis par la police, avaient trouvé la mort électrocutés, point de départ de la grande révolte des banlieues que la gauche dans son ensemble s’était bien gardée de regarder de trop près ?
En 1964, Herbert Marcuse, symbole de l’intellectuel américain tentant de penser à la hauteur de son temps, écrivait dans L’homme unidimensionnel – dont le cinquantenaire est tristement négligé par chez nous – que l’un des espoirs de révolution qui résistait, à côté d’un mouvement ouvrier américain en crise, était les étudiants en révolte. Leur « Grand refus » restait la lumière dans un océan de défaitisme et de repli défensif non seulement des réformistes, mais également de l’extrême-gauche. Mai 68, en France, avait également commencé contre la répression policière, par une révolte étudiante avec laquelle s’était par la suite solidarisé le mouvement ouvrier, ouvrant ainsi la voie à la grève générale la plus importante des luttes de classes en Europe occidentale.
Bien sûr les conditions historiques ne sont pas les mêmes et une telle comparaison n’est pas d’actualité. Mais la défense des libertés démocratiques, le droit de s’exprimer et de manifester, et la condamnation des violences policières ne sont pas négociables. Il est intolérable qu’un manifestant puisse être arrêté et condamné seulement parce qu’il manifeste, mais il est encore plus intolérable que cela se produise sans soulever une indignation massive.
Nous qui signons cette tribune sommes des « intellectuels » selon la formule consacrée. Mais comme Sartre, au temps de la guerre d’Algérie, l’avait rappelé, il n’y a pas les intellectuels, et les masses, il y a des gens qui veulent des choses et se battent pour elles, et ils sont tous égaux. Aujourd’hui l’heure est grave, les droits démocratiques les plus élémentaires sont en péril, et la révolte gronde en toute légitimité. Hier, « tous des juifs allemands », aujourd’hui, « tous participant-e-s à des manifestations interdites ». Justice d’exception, prototype d’Etat d’exception, une nouvelle fois la démocratie du capital entre dans une phase haineuse et tombe le masque. Quiconque ne le regardera pas dans les yeux et ne s’insurgera pas avant qu’il ne soit trop tard, sera nécessairement, à un titre ou un autre, complice.
Les signataires de ce texte sont Etienne Balibar (philosophe, professeur émérite à l’université Paris-Ouest), Emmanuel Barot (philosophe, université du Mirail), Sebastien Budgen (éditeur), Judith Butler (philosophe, université de Berkeley, Californie), Vincent Charbonnier (philosophe, IFE-ENS Lyon), Mladen Dolar (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie), Bernard Friot (sociologue et économiste, université Paris Ouest-Nanterre), Isabelle Garo (philosophe, enseignante), Eric Hazan (éditeur), Stathis Kouvélakis (philosophe, King’s College, Londres), Frédéric Lordon (économiste, CNRS), Michael Löwy (philosophe, CNRS), István Mészáros (philosophe, université du Sussex, Angleterre), Beatriz Preciado (philosophe, Musée d’art contemporain de Barcelone), Guillaume Sibertin-Blanc (philosophe, université du Mirail), Joan W. Scott (historienne, Institute for Advanced Study, Princeton, New Jersey) et Slavoj Žižek (philosophe, université de Ljubljana, Slovénie).
Entretien avec Fabien Jobard
La Vie des Idées : Commentant l’affaire Rémi Fraisse, le ministère de l’Intérieur a exclu, le 28 octobre dernier, d’utiliser le terme de « bavure ». Quelle définition peut-on donner de ce terme et pourquoi est-il, dans le cas présent, aussi sujet à controverse ?
Fabien Jobard : Le terme est polémique et ne relève donc pas d’une définition a priori, mais de luttes concrètes et contingentes. C’est une notion employée comme arme dans une lutte pour la définition d’un événement. À l’origine, « bavure » vient de l’ingénierie industrielle : c’est ce qui a bavé sur une pièce lors de la fabrication, lorsque l’on démoule la pièce. Si l’on s’en tient à cette origine, la bavure est la conséquence inintentionnelle d’un processus dans lequel il y a eu, à un moment ou un autre, erreur de conception.
Mais le sens polémique contemporain du terme prend justement le contrepied de cette acception, puisque par « bavure » on entend désormais mettre à l’index un usage spectaculairement illégitime de la force publique. L’exemple-type est celui de Malik Oussekine, battu à mort en 1986 par des agents de police qui n’avaient reçu de personne l’ordre de battre à mort un passant.
Les militants récusent d’ailleurs l’emploi du terme de « bavure ». Pour eux, aucune faute n’est seulement imputable à l’agent X ou l’agent Y (ce que l’on appelle, aux États-Unis, la rhétorique du rotten apple, le fruit pourri dans un panier sain). Ils n’ont pas tort. Ainsi, après l’affaire Malik Oussekine, la commission parlementaire de l’époque (car il y eut commission parlementaire…) avait bien mis en évidence que les deux agents finalement estimés coupables étaient membres d’un service de la Préfecture de police – les Pelotons voltigeurs mobiles –, qui avait pour caractéristique de laisser ses agents sans lien radio avec le dispositif engagé, alors qu’ils étaient armés d’engins extrêmement dangereux (les bâtons frappant en pleine vigueur depuis des motos lancées à 50km/h).
Si le gouvernement refuse le terme « bavure », c’est plus simplement que ce mot suggère en tout état de cause un facteur humain, donc une imputabilité qui, in fine, mettra en cause un agent public, qu’il soit agent de ligne ou Premier ministre.
La Vie des Idées : Quelle est la doctrine du maintien de l’ordre en France ? Procède-t-elle de textes fermes et établis, ou bien est-elle le fruit de l’adaptation sur le terrain dans le cours de l’événement ?
Fabien Jobard : Ce que l’on appelle en France le « maintien de l’ordre » est fondé sur le paradoxe que cette opération de police particulière n’est presque plus une opération de police.
Dans la police quotidienne, beaucoup voire tout repose sur l’appréciation individuelle, par les agents, de la situation et de ce qu’elle requiert. En maintien de l’ordre, au contraire, la chaîne de commandement n’autorise aucune prise d’initiative – pas même, presque, lorsque la légitime défense de soi ou d’autrui est en jeu.
Tout découle donc de l’autorité civile, c’est-à-dire du gouvernement ou de son représentant, le préfet. Ce n’est pas une particularité française à proprement parler, mais il faut noter que la plupart des démocraties adoptent le système de common law qui mise sur le principe de l’autonomie policière (« police autonomy »). Dans un tel système, le politique n’intervient jamais dans le cours des opérations, qui est du ressort exclusif du chef de police. Il y a donc une stricte séparation entre le politique qui envisage l’action et le policier qui la mène sur le terrain. Le maintien de l’ordre ne sert pas un but politique, mais une finalité d’ordre public. Cette disposition de common law découle de la peur de voir le politique « politiser » la police, dans un contexte où une plus grande confiance que chez nous est accordée à la responsabilité des élites policières.
En France, l’histoire nous a légué une peur inverse : on craint par dessus tout de voir le policier prendre le pas sur le politique, et de voir émerger une sorte d’État policier. De ce point de vue, l’ouvrage que l’historien Alain Dewerpe a consacré à la manifestation du 8 février 1962 est très intéressant [1], car il montre que le pouvoir politique central, celui du gouvernement de Gaulle, regardait avec inquiétude et distance le pouvoir policier s’autonomiser sous la direction d’un préfet (Maurice Papon) qui, par conviction personnelle et par crainte face au pouvoir très fort dont disposait la police à l’époque, prit systématiquement le parti de l’aile la plus dure de la police parisienne.
La Vie des Idées : Quels rôles jouent la loi et le règlement dans l’encadrement des pratiques de maintien de l’ordre ?
Fabien Jobard : Les textes de nature législative ou constitutionnelle ne définissent pas le maintien de l’ordre, mais le droit de la manifestation. Ce droit, pratiqué depuis fort longtemps en France, a été tardivement intégré à notre édifice législatif, puisqu’il fallut attendre une décision du Conseil constitutionnel de 1995, en réaction à l’une des « lois Pasqua ». Les textes légaux reprennent pour l’essentiel les dispositions du décret-loi de 1935 sur l’obligation (diversement appliquée dans les faits) de déclarer une intention de manifester et sur la faculté confiée au préfet ou au maire d’interdire la manifestation, et au préfet d’interdire le transport d’armes par destination. Ils reprennent également les dispositions, de droit pénal, relatives à l’attroupement (art. L211-1 et suiv. du Code de la sécurité intérieure). Quant aux textes qui prévoient l’emploi des forces, autrefois leur réquisition, et les doctrines de maintien de l’ordre, ils sont de nature réglementaire. Il s’agit le plus souvent de simples circulaires ou instructions – à l’exemple de celle ayant précisé l’usage des grenades de désencerclement (NOR INTJ1419474J), signée le 2 septembre 2014.
La Vie des Idées : Dans le cas de Sivens, les gendarmes ont-ils agi conformément aux textes en vigueur ?
Fabien Jobard : Ma source ici est constituée des documents de l’enquête judiciaire en cours, publiés par Mediapart le 12 novembre. On y lit le témoignage suivant du maréchal des logis qui a jeté la grenade : « Avant de la jeter, je préviens les manifestants de mon intention. Devant moi il y a un grillage et je suis obligé de la jeter par-dessus celui-ci. Je prends soin d’éviter de l’envoyer sur les manifestants eux-mêmes mais à proximité de ces derniers. Donc, je la dégoupille, il fait noir mais je connais leur position puisque je l’ai vue grâce à l’observation à l’aide des IL (jumelles permettant une vision de nuit). Je précise qu’au moment du jet les individus me font face […]. Je la projette sur ma droite pour les éviter, mais là encore ils bougent beaucoup et je ne sais pas ce qu’ils font au moment où je jette effectivement la grenade. La grenade explose à proximité des personnes qui sont présentes ».
Le point qui nous intéresse ici est la conformité du geste aux textes, et notamment à l’instruction de septembre 2014 déjà citée. Le texte sur les grenades de désencerclement précise par exemple (3.2) que les grenades « doi(ven)t être lancée(s) au sol ». Mais il y avait un grillage. Cet obstacle était-il de nature à contraindre le gendarme à outrepasser le texte ? Le texte formule une réserve : « Sauf si le périmètre d’utilisation de la grenade à main de désencerclement est celui dans lequel l’utilisation du pistolet 9mm est légalement justifiée, elle doit être lancée au sol ». Le texte est, sur ce point, sans ambiguïté : sauf cas de danger mortel immédiat qui justifierait de répliquer en attentant à la vie de l’agresseur, la grenade doit être lancée au sol. Or rien, dans le témoignage du gendarme, ne montre que sa vie était en danger, même s’il rapporte une situation « critique ». Rien ne justifie donc que la grenade fût lancée de manière non conforme aux précautions d’emploi qui la visent.
Maintenant, il faut considérer ce texte en sociologue, en interrogeant la valeur des textes au regard de leur emploi. Dans un article fondateur, Doreen McBarnet, professeur de sociologie du droit à Oxford, avait évoqué « l’évasif esprit des lois » à propos du droit de la police [2], en soulignant que ce droit touche très vite à la limite même de ce qu’est le droit, puisqu’il ne cesse d’invoquer les nécessités, les contingences, l’appréciation personnelle de l’agent, pour justifier le contournement de la règle qu’il expose et, in fine, protéger l’agent et son ministre. Or ce qui frappe à la lecture de l’instruction, c’est au contraire la fermeté du texte ; sans doute en réponse aux cas nombreux, ces dernières années, de mésusage des armes dites « non létales ». Le cadre juridique d’emploi précise que cette grenade ne doit être autorisée que lorsque sont réunies les conditions de nécessité et de proportionnalité (je souligne le « et » : les deux conditions sont appelées). Peu après, l’instruction précise : « Aussi, la GMD ne peut être utilisée dans ce cadre (s’il y a nécessité) que pour protéger une valeur supérieure à celle sacrifiée par son usage ». Jeter cette grenade à revers de ce que prévoie le texte, c’est-à-dire en étant conscient du risque mortel induit par le jet en cloche, n’apparaît pas compatible avec la notion de nécessité définie par l’article 122-7 du Code pénal [3], et plus restrictivement précisée encore par l’instruction et la notion de « valeur sacrifiée ».
Enfin, ce geste individuel a produit la mort de Rémi Fraisse, mais aurait pu ne pas le produire. Il s’en est fallu, au vu des témoignages, de ce grillage, d’un déplacement de Rémi Fraisse vers la droite ou la gauche, du sac à dos qui aurait coincé la grenade, etc. La mort du jeune homme relève de la contingence, mais d’une contingence inscrite dans une probabilité non négligeable qui, elle, est produite par le commandement : car ce n’est pas une grenade offensive qui a été jetée, mais quarante. Un tel degré de force, traduction des consignes d’extrême fermeté qui ont été données par le politique sur le site, réduit la part du hasard improbable.
La Vie des Idées : Les forces de l’ordre ont insisté sur le caractère particulièrement violent des affrontements à Sivens pour expliquer le drame. Ont-elles pu être dépassées par une situation à laquelle elles n’étaient pas ou mal préparées ?
Fabien Jobard : Si j’en crois ces mêmes rapports d’enquête judiciaire, on dénombrerait la nuit du 25 au 26 octobre 312 grenades lacrymogènes MP7, 261 grenades lacrymogènes CM6, 78 grenades explosives assourdissantes F4, 10 grenades lacrymogènes instantanées GLI, 42 grenades offensives OF, ainsi que 74 balles en caoutchouc LBD 40 mm. Cela signifie par exemple, pour être très concret, 74 tirs de flash-balls dans l’obscurité, quand bien même, depuis la première circulaire de 1995 qui en prévoyait l’usage, au moins 25 personnes ont été grièvement blessées, parmi lesquelles un mort, le 13 décembre 2010 à Marseille, et une quinzaine de personnes énuclées. L’instruction dont j’ai parlé à l’instant visait certes les grenades de désencerclement, en leur consacrant 3 pages, mais aussi les LBD 40 mm, auxquelles 4 pages sont consacrées. Si elles étaient attestées, les transformations de la violence protestataire justifieraient-elles un tel déploiement de la force publique ?
Or je ne crois pas à une transformation radicale du champ protestataire, dont Sivens ou Notre-Dame-des-Landes serait l’illustration. Du point de vue de la science politique qui étudie les protestations, un certain nombre de transformations sont notables, j’y reviendrai ; mais pas du point de vue d’un policier ou d’un gendarme. Le maintien de l’ordre est en effet un domaine de grande spécialisation. Depuis une quarantaine d’années maintenant, les gendarmes bénéficient d’un camp d’entraînement spécialement dédié au maintien de l’ordre, en Dordogne, où ils usent de paysages tant urbains que ruraux pour s’essayer à leurs opérations. Les compagnies républicaines de sécurité ont adopté, vingt ans après les gendarmes, les mêmes conditions d’entraînement. Les Escadrons de gendarmerie mobile sont les unités qui sont systématiquement envoyées sur des « théâtres » protestataires particulièrement violents que sont les départements et territoires d’outre-mer ; soit en simple sécurisation, soit en maintien ou rétablissement de l’ordre. Compte tenu de leur expérience aussi bien fictive (au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier) que réelle (Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Réunion, sans compter les théâtres étrangers dits de « maintien de la paix »), il est surprenant de voir que des gendarmes mobiles français ne puissent faire face à 100 à 150 militants, même déterminés, même en rase campagne, même de nuit.
On ne peut en revanche passer sous silence une transformation notable, qui est le renversement du rapport à la durée. Des entretiens que j’ai pu mener avec les policiers en charge du maintien de l’ordre ressort toujours l’idée que, au fond, l’avantage décisif de la police est de pouvoir tenir une position sur une durée illimitée. Ce que Pierre Favre et moi caractérisions comme une « réserve quasi-inépuisable de forces de la police » [4] est avant tout une réserve de ressources humaines. Quasiment 30 000 agents sont exclusivement dédiés au maintien de l’ordre en France, ce qui est considérable. Ils sont donc à même de se succéder sur des positions ou des lignes, et d’épuiser ainsi les forces de l’adversaire ; ce d’autant plus qu’un investissement considérable a été fait, ces trente dernières années, sur l’équipement défensif des agents. Mais, à Sivens ou à Notre-Dame-des-Landes, la contestation est portée par des acteurs qui ont une relation totale au politique : ils ne pratiquent pas la protestation après leur journée de travail, une fois les enfants couchés ; ils font de la protestation leur relation même à la société. Une « zone à défendre » est une zone de vie. D’un point de vue tactique, les protestataires privent la force publique du monopole de la durée. C’est sans doute cela qui explique la stratégie d’escalade apparemment déployée par le préfet du Tarn à Sivens dès le début du mois de septembre. À mes yeux, c’est donc moins un saut qualitatif dans l’usage de la violence protestataire qui explique la débauche de force par les pouvoirs publics, que le rapport des protestataires au politique et leur appropriation de la durée.
La Vie des Idées : Comment comprendre le flou qui a régné dans les jours qui ont suivi le décès de Rémi Fraisse concernant les causes de sa mort ?
Fabien Jobard : L’une des dimensions fondamentales de la police est sa « fonction dramaturgique », comme le dit Peter Manning, un des grands chercheurs sur la police [5]. Pour le politique, l’important n’est pas de savoir s’il y a un mort ou des blessés lors d’une opération de police, mais de tout faire en sorte pour que ces victimes ne leur soient pas imputables – ou alors que l’opinion considère que ces mort ou blessés sont le résultat regrettable mais excusable d’une opération légitime. Ce qui, dans le contexte d’une manifestation (et non d’une guerre civile), exige un lourd effort de justification et de mise en récit de l’événement.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ont récemment publié une tribune dans Le Monde invitant les sociologues à l’examen des faits bruts plutôt qu’à ceux des discours, en l’espèce des discours gouvernementaux [6]. Pour le sociologue, disent-ils, « la question n’est pas de savoir si la stratégie de communication du gouvernement a été habile ou malhabile. Une question pour expert en communication politique. Elle est celle de savoir pourquoi et comment un manifestant pacifiste a été tué ». Par essence, la « fonction dramaturgique » de la police rend intenable une telle césure entre le monde de la représentation et le monde de l’action : la police use de la violence, et cette violence est un élément du récit que le politique produit sur son action. Et ce d’autant plus qu’en maintien de l’ordre « à la française », comme nous l’avons souligné, le politique a, par le biais du préfet ou de son représentant, l’autorité immédiate sur la force publique.
Reste ce temps politique suspendu, ce vide effarant de communication durant quarante-huit heures. Tout ceci procède, sous réserve d’examen complémentaire bien sûr, d’un mélange d’effet de sidération, bien compréhensible, et d’amateurisme total. Imaginer que les autorités puissent faire croire qu’il ne s’était rien passé, ou qu’elles ne savaient pas dans quelles circonstances les gendarmes avaient découvert un corps au hasard de leur promenade quelques heures après des échauffourées, montre que le gouvernement, en pareille crise, s’est défait de tous les instruments de lucidité sur la société dans laquelle il agit. Cette béance de la parole publique montre que les élites administratives et politiques qui avaient à gérer l’événement ont été écrasées par lui. Il y aura une leçon plus générale de science politique à tirer de tout cela quant à la solidité de l’État, cette « épreuve d’État » que peut avoir été (ou devenir) la mort de Rémi Fraisse [7], lorsque l’on pourra accéder à l’ensemble des sources (les notes, les transmissions, la parole des acteurs).
La Vie des Idées : Cette affaire aura-t-elle des conséquences politiques ?
Fabien Jobard : Rémi Fraisse est le premier mort en manifestation sous un gouvernement de gauche sous la Ve République. Il est peu imaginable que cela soit sans conséquences, mais il faut comprendre lesquelles.
Des conséquences sur la philosophie du maintien de l’ordre ? La mort de Malik Oussekine, dont j’ai déjà parlé, n’a pas remis en question la doctrine générale du maintien de l’ordre. Elle a conduit à la dissolution d’une unité (les « pelotons voltigeurs mobiles » ou « pelotons moto auto-portés »), accru le resserrement de la chaîne de commandement sur le terrain, accéléré la formation de petites unités visant l’interpellation en binômes des fauteurs de troubles, ou développé le souci des moyens techniques de communication, mais n’a pas bouleversé le maintien de l’ordre [8]. Par ses conséquences politiques (démission d’un ministre, Alain Devaquet, retrait du projet de loi sur l’université, gel par le gouvernement de toute réforme « sociétale », dont la réforme envisagée du Code de nationalité, et, vraisemblablement, perte de crédit politique du Premier ministre, Jacques Chirac, bientôt candidat à l’élection présidentielle), elle a eu un impact considérable sur l’emploi de la force dans les manifestations de jeunes à Paris (comme lors de la manifestation du 23 mars 2006 sur l’esplanade des Invalides à Paris, à laquelle je me suis intéressé dans des recherches récentes [9]).
Des conséquences sur la force publique ? On sait depuis au moins les travaux de Lawrence Sherman aux États-Unis que l’un des moteurs essentiels de réforme de la police est le scandale [10]. Mais un scandale n’est pas un fait naturel, déposé par l’événement. Dans ma thèse, j’avais travaillé sur « l’épreuve des faits », c’est-à-dire les conditions pour qu’une violence alléguée devienne avérée : la matérialité de l’atteinte (que la blessure et son origine policière soient indéniables), la taille de l’atteinte (que le dommage soit incommensurable par rapport au danger encouru par le policier), la virginité pénale de la victime et de ses soutiens (qu’il ne soit pas « connu des services de police », pour reprendre l’expression préfectorale convenue) [11]. Dans le cas d’espèce, j’ai signalé toute l’importance de l’appréciation qui sera faite du caractère « critique » de la situation au moment des tirs de grenades par la gendarmerie. Mais, pour que la violence illégitime, si elle est établie comme telle, acquière une dimension de scandale, c’est-à-dire de transformation des institutions, il faut qu’un rapport de forces se mette en place entre des contradicteurs. Et l’issue de ce rapport de forces dépend très largement des arènes dans lesquelles il se jouera.
Comme on l’a vu, selon les informations actuelles, la grenade meurtrière a été jetée en cloche et non pas « au ras du sol ». La mort de Rémi Fraisse peut ainsi être circonscrite au geste individuel de l’agent qui a exécuté un ordre sur la légitimité duquel il ne sert plus de s’interroger. L’événement perd sa force d’interpellation du politique, le scandale est d’avance étouffé dans une imputabilité individuelle. Or c’est moins la factualité de l’événement que l’arène dans laquelle il est discuté qui décidera de la portée du scandale.
Le ministre de l’Intérieur le sait, qui s’est employé à circonscrire le débat dans une arène technico-administrative. Administrative : le récit des causes fut confié le 29 octobre à des inspections internes, l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale) et l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Technique : il s’agissait pour elles de déterminer les conditions d’emploi des grenades offensives en maintien de l’ordre. Une fois leur rapport remis, c’est-à-dire un récit arrêté de l’événement et de ses causes, le ministre a tenté une clôture du scandale et a abrogé l’emploi des grenades offensives, le 13 novembre dernier. Notons pendant ce temps que le Premier ministre s’employait à empêcher la formation de toute autre arène que l’arène technico-administrative. J’ai rappelé l’existence de la commission parlementaire formée à la suite de la mort de Malik Oussekine, qui avait remis deux volumes d’enquêtes et d’auditions en 1987. Écoutons Manuel Valls répondre à une question parlementaire le mardi 28 octobre dernier : « Je n’accepte pas et je n’accepterai pas les mises en cause, les accusations qui ont été portées en dehors de l’hémicycle à l’encontre du ministre de l’Intérieur [ …] Je n’accepterai pas la mise en cause des policiers et des gendarmes qui ont compté de nombreux blessés dans leurs rangs ». Porter le débat dans l’enceinte délibérative du Parlement semble, dans le régime français actuel, une hérésie ; il n’est qu’à en juger par le fait que si peu de parlementaires se sont élevés contre cette imposition du silence, qui est aussi une dépossession de leur pouvoir de délibération, de commission et d’interpellation. Que Cécile Duflot n’eût qu’une « minute de silence » comme répertoire imaginable face à ce coup de force illustre la violence de ce qui est en jeu autour de la définition des arènes légitimes et la revendication à la parole. Un test de « la force instituante du scandale » [12], de sa capacité à transformer les choses, est l’arène de règlement des conflits : si le politique parvient à en rester à un simple rapport IGGN/IGPN, il aura gagné son entreprise de clôture et de maîtrise des effets collatéraux de l’événement. Si, comme en 1986, une commission parlementaire est appelée, la nature même de l’arène conférera à la mort du manifestant une force politique décuplée.
par , le 25 novembre
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Pour citer cet article :
Nicolas Delalande, « Mort de Rémi Fraisse : l’État à l’épreuve. Entretien avec Fabien Jobard », La Vie des idées, 25 novembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Mort-de-Remi-Fraisse-l-Etat-a-l.html
Notes
[1] A. Dewerpe, Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
[2] D. McBarnet, « Arrest. The Legal Context of Policing », in S. Holdaway (dir.), The British Police, Londres, Edward Arnold, 1979, p. 24-40.
[3] « N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace », art. 122-7 du Code pénal. La nécessité est, comme la légitime défense, une cause d’exonération de la responsabilité pénale.
[4] P. Favre, F. Jobard, « La police comme objet de science politique », Revue française de science politique, avril 1997, p. 204-210.
[5] Peter Manning, « The police : mandate, strategies, and appearances », in P. Manning et J. van Maanen, Policing. A View from the Street, Santa Monica, 1978.
[6] « La responsabilité sociologique s’impose dans “l’affaire Rémi Fraisse” », Le Monde, 13 novembre 2014.
[7] D. Linhardt, « Épreuves d’État. Une variation sur la définition wébérienne de l’État », Quaderni, 78, 2012, p. 5-22.
[8] F. Jobard, « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », European Journal of Turkish Studies, 15 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, Consulté le 21 novembre 2014
[9] Ibid.
[10] L. Sherman, Scandal and Reform. Controlling Police Corruption, Berkeley, University of California Press, 1978.
[11] F. Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2002.
[12] D. d
Le Monde.fr avec AFP | 02.12.2014 à 18h28 • Mis à jour le 02.12.2014 à 20h27
http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/12/02/mort-de-remi-fraisse-les-gendarmes-n-ont-commis-aucune-faute-professionnelle-selon-l-enquete-administrative_4533045_3244.htmlL'enquête administrative confiée à l'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), après la mort fin octobre du manifestant Rémi Fraisse à Sivens, a conclu, mardi 2 décembre, qu'aucune « faute professionnelle » n'avait été commise par les gendarmes.
Auditionné par la commission des lois de l'Assemblée nationale, le chef de l'IGGN, le général Pierre Renault, a ajouté qu'« il reviendra à l'enquête judiciaire de déterminer l'exacte responsabilité et le degré de responsabilité imputable au lanceur » de la grenade offensive à l'origine de la mort du manifestant.
Lire notre récit (en édition abonnés) de la nuit où Rémi Fraisse est mort : « Il est décédé, le mec... Là, c'est grave... »
Cette enquête avait pour objectif de déterminer les conditions dans lesquelles les opérations de maintien de l'ordre avaient été conçues, conduites et exécutées depuis fin août, mais aussi d'évaluer le respect des procédures d'engagement et la conformité à la déontologie.
Dans la nuit du 25 au 26 octobre, à 1 h 50 du matin, Rémi Fraisse, jeune manifestant écologiste de 21 ans, a été tué sur le site du barrage controversé de Sivens. Les analyses du sac à dos et des vêtements du manifestant, qui montraient des traces de TNT, avaient confirmé la thèse d'une mort due à une grenade offensive des gendarmes.
23 GRENADES OFFENSIVES TIRÉES
Dans son rapport, l'IGGN donne des précisions sur le déroulement de la nuit du drame. A partir de 0 h 25, des projectiles sont envoyés sur l'escadron de gendarmerie mobile par 50 à 70 manifestants. Le niveau de violence s'accroît alors « rapidement ». Dix minutes plus tard, les gendarmes font leurs premiers avertissements « à la voix ou par haut-parleur » et « précisent le type des munitions qui vont être lancées ou tirées ».
Les premières grenades lacrymogènes sont lancées à 0 h 49. Au total, les gendarmes tireront cette nuit-là 237 grenades lacrymogènes, 41 balles de défense (LBD), 38 grenades F4 (mixtes lacrymogènes-effet de souffle) et lanceront 23 grenades offensives (effet de souffle).
Vers 1 h 40, le nombre de manifestants augmente. L'évaluation de leur nombre est « difficile » en raison de l'obscurité et de leur dissémination sur le terrain. A l'aide de jumelles nocturnes, un gendarme repère la position d'un groupe de manifestants. « Il adresse ensuite à haute voix un avertissement (...) puis il lance sa grenade dans le secteur préalablement identifié et réputé inoccupé, par un mouvement de lancer “en cloche” au-dessus du grillage de 1,80 m », provoquant la dispersion du groupe.
« PLAIE IMPORTANTE » AU DOS
Ce gendarme a précisé lors de son audition « ne pas avoir suivi visuellement la trajectoire de la grenade ». Il dit avoir aperçu, « après la détonation (...), un manifestant tomber au sol ». Cependant, il assure ne pas être « pas en mesure de faire la relation entre les deux situations ».
Lire aussi : Rémi Fraisse : le récit du gendarme qui a lancé la grenade
« Une masse sombre à terre » est signalée quelques instants plus tard. A 1 h 45, des gendarmes sont chargés d'aller le chercher et de le ramener pour le secourir. Un secouriste « lui prodi
« Il ne précise pas que la victime est déjà décédée et demande l'intervention des pompiers. Il ne donne aucune précision sur l'origine des blessures, si ce n'est la possible concomitance avec un tir de LBD. »
Deux minutes après, le même commandant signale la mort de Rémi Fraisse ainsi que « la concomitance avec un tir de LBD et un lancer de grenade offensive ». La mort du manifestant est constatée par les pompiers à 2 h 17.
Les résultats de l'autopsie du corps de Rémi Fraisse, pratiquée le 27 octobre, ne permettent pas de déterminer la cause exacte de la mort, selon le rapport de l'IGGN. Ce n'est que le lendemain que les résultats des analyses « permettent d'affirmer que la blessure (...) est imputable aux effets d'une grenade offensive en dotation dans la gendarmerie mobile ».
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Après Ferguson, la loi et l’ordre en questions
D’après un sondage du Huffington Post, publié fin novembre, 62% des Noirs américains rendent l’officier de police Darren Wilson responsable de la mort de Michael Brown contre 22% des Américains de race blanche. Il y a deux ans, la division raciale s’exprimait de la même manière, après l’acquittement du vigile Zimmerman en Floride, à première vue coupable d’avoir tiré sur un jeune noir désarmé, Trayvon Martin. Cette fois encore, le verdict du grand jury du Missouri ne changera pas les attitudes des uns, toujours rangés du côté de la police et des autres, se disant las de voir leurs enfants abattus par des policiers blancs en toute impunité. Me trouvant à NY au moment même des mobilisations consécutives au verdict et à la suite de conversations, d'observations et de lectures, j'ai souhaité poser quelques questions sur la partialité du procureur de Saint Louis, Robert McCulloch, qui a dirigé les débats du grand jury.
La Constitution américaine laisse aux États la possibilité de réunir un grand jury lorsque des crimes graves et en particulier lorsque des tirs mortels de policiers peuvent donner lieu à la mise en accusation des auteurs devant un tribunal. Les membres d’un grand jury dont le nombre peut varier de 12 à 23 membres doivent se prononcer sur l’inculpation et le renvoi pour procès devant un tribunal de l’auteur du tir mortel. Ils ne sont pas tenus de se prononcer à l’unanimité. Dans le Missouri, les deux tiers des membres doivent parvenir à un accord.
Il est inhabituel qu’un grand jury (composé dans le cas présent de six blancs et de trois noirs) se réunisse pendant trois mois. La retranscription de 5000 pages des débats révèle qu’ une soixantaine de témoins (dont l’officier de police Wilson, ce qui est très rare) ont été interrogés (ils sont habituellement un ou deux à l’être), à charge et à décharge comme dans un procès, pendant près de 75 heures. Il est malavisé qu’un procureur tienne une conférence de presse annonçant la relaxe le soir, moment où s’exprime la violence des manifestants, rassemblés par centaines à Ferguson. Étrangement, dès le lendemain, les retranscriptions ont été rendues publiques.
Elles dévoilent que le policier Wilson a été entendu pendant quatre heures et qu’il n’a pas été soumis à un interrogatoire contradictoire. Le procureur n’a pas donné aux membres du jury d’ indication sur les peines que le policier pouvait encourir s’il était jugé coupable, comme si cette hypothèse n’était pas envisageable. Selon les textes en vigueur au Missouri, l’usage de la force létale par la police était-elle autorisée? Les jurés ont-ils reçu des conseils et des informations objectives sur les implications d’une mise en accusation du policier ? A Houston, Texas, la police, après avoir tiré sur des civils, a été blanchie 288 fois consécutives. Compte tenu des 300 millions d’armes en circulation, la plupart des écoles américaines de police formeraient les recrues à tirer et à abattre ceux qui leur apparaîtraient comme constituant une menace directe à leur vie. La Cour suprême, lors de deux arrêts successifs (Plumhoff v. Rickard en 2014 et Comnick v. Thompson en 2011) rend très difficile, sinon impossible, l’inculpation de policiers et des municipalités qui les emploient en cas de violation de droits civils des victimes et d’abus de force. Mais comment savoir s’il y a eu violation de droits, s’il n’y a pas procès ? On estime à quatre cents le nombre de civils tués par la police américaine chaque année, sans qu’il soit précisé s’il s’agit d’abus de force. Selon le rapport du FBI, en 2013 quatre cents soixante et un civils ont été tués par la police américaine, et à trois exceptions prés, par armes à feu. On ignore le nombre exact de ces tirs létaux (mille, selon des estimations de journaux locaux) et si les victimes, comme Michael Brown, étaient sans armes. Selon le président de la NAACP, Cornell Brooks, un jeune noir a vingt et une fois plus de risques qu’un blanc d’être tué par un policier. Par comparaison, aucun mort n’a été causé par la police britannique ni par la police japonaise.
Cette situation est-elle susceptible d’évoluer ? La police de Ferguson, localité précarisée, aux deux tiers afro-américaine, n’est constituée que de 3% d’Afro-américains. Elle tire ses ressources des amendes lourdes infligées aux automobilistes de la localité, lesquels ne pouvant s’en acquitter, reçoivent fréquemment des peines de prison et perdent des journées de travail. Selon les témoignages des habitants, les relations entre la population locale et l’establishment blanc (dont fait partie la police) sont caractérisées par la défiance. L’Attorney General (le Ministre de la Justice), Eric Holder, a réuni une commission fédérale pour enquêter sur les discriminations et l’usage de la force par la police de Ferguson. Elle mettra des mois à rendre ses conclusions. Les manifestations de colère causées par les conclusions du grand jury ont donné lieu à de nombreux débordements et à des centaines d’arrestations dans les grandes villes. Mais le procureur ayant eu l’habileté de rendre publiques les conclusions du grand jury à la veille des grands départs de Thanksgiving, fête nationale d’harmonie et de réconciliation au cours de laquelle plus de 40 millions d’Américains se déplacent pour rejoindre leurs familles, la mobilisation des protestataires ne pouvait que s’en trouver amoindrie.
On ne peut s’attendre à ce que quelqu’un relève un vice dans les procédures et réunisse des milliers de signatures pour faire annuler le verdict, ce serait sans précédent. D’aucuns espèrent une discussion sur l’usage d’armes de guerre (et non de tasers ou de flashball) dont se servent les polices locales pour se défendre ou pour calmer des manifestants. Mais, en général, les polices sont soutenues par des majorités blanches qui veulent avant tout être protégées des « individus à risques ». Comme ce fut le cas, lors des affaires Rodney King, Amadou Diallo ou Trayvon Martin (l’affaire OJ Simpson, présente des paramètres différents qui appelleraient un autre développement), les jurys populaires ne se retournent pas contre les justiciers ni contre les policiers. De plus, le puissant lobby des armes n’offrirait pas cette opportunité aux défenseurs des familles des jeunes tués, qu’il s’agisse de Michael Brown et de tous les autres, descendus par des policiers surarmés, invoquant la légitime défense.
Sophie Body-Gendrot
Chercheur au CNRS-CESDIP et co-auteur de Policing the Inner-City : France, Britain, the US, Palgrave Pivot (décembre 2014).
(je remercie J. Fagan et B. Harcourt, professeurs à la Columbia Law School de m’avoir transmis ces informations ainsi qu’E. Knox, professeur à Middlebury College, pour ses remarques).
Photo : rtl.fr
http://www.politis.fr/Decomposition-quand-les-mensonges,29013.html
Le mensonge est la forme pervertie et déliquescente de la raison d’État. Mais que dire d’un État quand ses mensonges ne sont même plus en mesure d’abuser qui que ce soit ?
(photo : AFP)
Tout d’abord écartons un lieu-commun un peu facile : non, il n’est pas vrai que le mensonge soit inhérent à tout exercice du pouvoir. Je ne pense pas qu’un Nelson Mandela ait eu besoin de recourir à des sornettes grossières pour asseoir l’autorité du pays qu’il présidait.
Que le mensonge d’État soit par contre chose répandue est une évidence qui dit juste combien le pouvoir corrompt ceux qui l’exercent. Et il est même un temps où le mensonge d’État renforce et prolonge d’une certaine manière la puissance des menteurs.
Mais la décomposition d’un État survient dès lors que ses mensonges ne dupent plus personne. C’est bien ce qui vient de se produire à travers les deux derniers invraisemblables bobards sortis par l’équipe de bras cassés au pouvoir.
Le naufrage quasi instantané de Bernard Cazeneuve dans l’affaire Rémi Fraisse et de ses tentatives pour étouffer la culpabilité de la police et de son ministère donne une idée de la dilution des rouages du pouvoir. Confondu, le ministre tentera un échappatoire désespéré... en ordonnant l’interdiction des grenades offensives (sans que personne parmi "l’élite" ne relève que le véritable scandale résidait précisément dans leur autorisation préalable) !
(photo : AFP)
Plus graves encore les péripéties de l’affaire Fillon-Jouyet. En ce sens, note Jacques Sapir dans un récent billet, qu’elle révèle crûment la pétaudière dans laquelle se débat l’oligarchie finissante, des gouvernants du moment à leur fausse opposition de droite, en passant par les médias mainstream qui relayèrent sans la moindre vérification les accusations émises par un conseiller de l’Élysée fricotant aussi aisément avec la présidence Sarkozy dont il fut le zélé ministre qu’avec celle de François Hollande dont il est le conseiller attitré.
Il est clair qu’aucun de ces deux mensonges — pour ne citer que ceux-là, car la fièvre a tendance à s’en répandre ces derniers temps — n’abusa jamais personne, même ceux qui feignent d’y croire au nom de la raison et de la "dignité" bien ravagées dudit État.
Clair aussi que l’indignation outragée ne saurait plus suffire à régler le problème. Pas plus que l’ironie ou le cynisme, masques grimaciers traditionnels de l’impuissance et de la résignation.
Bref, au point critique où en est sa décomposition politique, il ne reste guère plus de solution pour le pays que de jeter dehors, au plus vite et sans façon, ceux, tous ceux qui font ainsi prospérer le cancer de la honte et de l’humiliation. En témoigne le mépris (mérité) dont ils sont accablés, tant au niveau national qu’international.