La Constitution américaine laisse aux États la possibilité de réunir un grand jury lorsque des crimes graves et en particulier lorsque des tirs mortels de policiers peuvent donner lieu à la mise en accusation des auteurs devant un tribunal. Les membres d’un grand jury dont le nombre peut varier de 12 à 23 membres doivent se prononcer sur l’inculpation et le renvoi pour procès devant un tribunal de l’auteur du tir mortel. Ils ne sont pas tenus de se prononcer à l’unanimité. Dans le Missouri, les deux tiers des membres doivent parvenir à un accord.
Il est inhabituel qu’un grand jury (composé dans le cas présent de six blancs et de trois noirs) se réunisse pendant trois mois. La retranscription de 5000 pages des débats révèle qu’ une soixantaine de témoins (dont l’officier de police Wilson, ce qui est très rare) ont été interrogés (ils sont habituellement un ou deux à l’être), à charge et à décharge comme dans un procès, pendant près de 75 heures. Il est malavisé qu’un procureur tienne une conférence de presse annonçant la relaxe le soir, moment où s’exprime la violence des manifestants, rassemblés par centaines à Ferguson. Étrangement, dès le lendemain, les retranscriptions ont été rendues publiques.
Elles dévoilent que le policier Wilson a été entendu pendant quatre heures et qu’il n’a pas été soumis à un interrogatoire contradictoire. Le procureur n’a pas donné aux membres du jury d’ indication sur les peines que le policier pouvait encourir s’il était jugé coupable, comme si cette hypothèse n’était pas envisageable. Selon les textes en vigueur au Missouri, l’usage de la force létale par la police était-elle autorisée? Les jurés ont-ils reçu des conseils et des informations objectives sur les implications d’une mise en accusation du policier ? A Houston, Texas, la police, après avoir tiré sur des civils, a été blanchie 288 fois consécutives. Compte tenu des 300 millions d’armes en circulation, la plupart des écoles américaines de police formeraient les recrues à tirer et à abattre ceux qui leur apparaîtraient comme constituant une menace directe à leur vie. La Cour suprême, lors de deux arrêts successifs (Plumhoff v. Rickard en 2014 et Comnick v. Thompson en 2011) rend très difficile, sinon impossible, l’inculpation de policiers et des municipalités qui les emploient en cas de violation de droits civils des victimes et d’abus de force. Mais comment savoir s’il y a eu violation de droits, s’il n’y a pas procès ? On estime à quatre cents le nombre de civils tués par la police américaine chaque année, sans qu’il soit précisé s’il s’agit d’abus de force. Selon le rapport du FBI, en 2013 quatre cents soixante et un civils ont été tués par la police américaine, et à trois exceptions prés, par armes à feu. On ignore le nombre exact de ces tirs létaux (mille, selon des estimations de journaux locaux) et si les victimes, comme Michael Brown, étaient sans armes. Selon le président de la NAACP, Cornell Brooks, un jeune noir a vingt et une fois plus de risques qu’un blanc d’être tué par un policier. Par comparaison, aucun mort n’a été causé par la police britannique ni par la police japonaise.

Cette situation est-elle susceptible d’évoluer ? La police de Ferguson, localité précarisée, aux deux tiers afro-américaine, n’est constituée que de 3% d’Afro-américains. Elle tire ses ressources des amendes lourdes infligées aux automobilistes de la localité, lesquels ne pouvant s’en acquitter, reçoivent fréquemment des peines de prison et perdent des journées de travail. Selon les témoignages des habitants, les relations entre la population locale et l’establishment blanc (dont fait partie la police) sont caractérisées par la défiance. L’Attorney General (le Ministre de la Justice), Eric Holder, a réuni une commission fédérale pour enquêter sur les discriminations et l’usage de la force par la police de Ferguson. Elle mettra des mois à rendre ses conclusions. Les manifestations de colère causées par les conclusions du grand jury ont donné lieu à de nombreux débordements et à des centaines d’arrestations dans les grandes villes. Mais le procureur ayant eu l’habileté de rendre publiques les conclusions du grand jury à la veille des grands départs de Thanksgiving, fête nationale d’harmonie et de réconciliation au cours de laquelle plus de 40 millions d’Américains se déplacent pour rejoindre leurs familles, la mobilisation des protestataires ne pouvait que s’en trouver amoindrie.

On ne peut s’attendre à ce que quelqu’un relève un vice dans les procédures et réunisse des milliers de signatures pour faire annuler le verdict, ce serait sans précédent. D’aucuns espèrent une discussion sur l’usage d’armes de guerre (et non de tasers ou de flashball) dont se servent les polices locales pour se défendre ou pour calmer des manifestants. Mais, en général, les polices sont soutenues par des majorités blanches qui veulent avant tout être protégées des « individus à risques ». Comme ce fut le cas, lors des affaires Rodney King, Amadou Diallo ou Trayvon Martin (l’affaire OJ Simpson, présente des paramètres différents qui appelleraient un autre développement), les jurys populaires ne se retournent pas contre les justiciers ni contre les policiers. De plus, le puissant lobby des armes n’offrirait pas cette opportunité aux défenseurs des familles des jeunes tués, qu’il s’agisse de Michael Brown et de tous les autres, descendus par des policiers surarmés, invoquant la légitime défense.

Sophie Body-Gendrot
Chercheur au CNRS-CESDIP et co-auteur de Policing the Inner-City : France, Britain, the US, Palgrave Pivot (décembre 2014).
(je remercie J. Fagan et B. Harcourt, professeurs à la Columbia Law School de m’avoir transmis ces informations ainsi qu’E. Knox, professeur à Middlebury College, pour ses remarques).

Photo : rtl.fr

 

 

http://www.politis.fr/local/cache-vignettes/L1170xH147/rubon748-97eb7.jpgDécomposition : quand les mensonges d’État n’abusent plus personne

http://www.politis.fr/Decomposition-quand-les-mensonges,29013.html

 

Le mensonge est la forme pervertie et déliquescente de la raison d’État. Mais que dire d’un État quand ses mensonges ne sont même plus en mesure d’abuser qui que ce soit ?

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur
Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur

(photo : AFP)

Tout d’abord écartons un lieu-commun un peu facile : non, il n’est pas vrai que le mensonge soit inhérent à tout exercice du pouvoir. Je ne pense pas qu’un Nelson Mandela ait eu besoin de recourir à des sornettes grossières pour asseoir l’autorité du pays qu’il présidait.

Que le mensonge d’État soit par contre chose répandue est une évidence qui dit juste combien le pouvoir corrompt ceux qui l’exercent. Et il est même un temps où le mensonge d’État renforce et prolonge d’une certaine manière la puissance des menteurs.

Mais la décomposition d’un État survient dès lors que ses mensonges ne dupent plus personne. C’est bien ce qui vient de se produire à travers les deux derniers invraisemblables bobards sortis par l’équipe de bras cassés au pouvoir.

Enrayer d’urgence le cancer de l’humiliation

Le naufrage quasi instantané de Bernard Cazeneuve dans l’affaire Rémi Fraisse et de ses tentatives pour étouffer la culpabilité de la police et de son ministère donne une idée de la dilution des rouages du pouvoir. Confondu, le ministre tentera un échappatoire désespéré... en ordonnant l’interdiction des grenades offensives (sans que personne parmi "l’élite" ne relève que le véritable scandale résidait précisément dans leur autorisation préalable) !

Jean-Pierre Jouyet, conseiller de l'Élysée
Jean-Pierre Jouyet, conseiller de l’Élysée

(photo : AFP)

Plus graves encore les péripéties de l’affaire Fillon-Jouyet. En ce sens, note Jacques Sapir dans un récent billet, qu’elle révèle crûment la pétaudière dans laquelle se débat l’oligarchie finissante, des gouvernants du moment à leur fausse opposition de droite, en passant par les médias mainstream qui relayèrent sans la moindre vérification les accusations émises par un conseiller de l’Élysée fricotant aussi aisément avec la présidence Sarkozy dont il fut le zélé ministre qu’avec celle de François Hollande dont il est le conseiller attitré.

Il est clair qu’aucun de ces deux mensonges — pour ne citer que ceux-là, car la fièvre a tendance à s’en répandre ces derniers temps — n’abusa jamais personne, même ceux qui feignent d’y croire au nom de la raison et de la "dignité" bien ravagées dudit État.

Clair aussi que l’indignation outragée ne saurait plus suffire à régler le problème. Pas plus que l’ironie ou le cynisme, masques grimaciers traditionnels de l’impuissance et de la résignation.

Bref, au point critique où en est sa décomposition politique, il ne reste guère plus de solution pour le pays que de jeter dehors, au plus vite et sans façon, ceux, tous ceux qui font ainsi prospérer le cancer de la honte et de l’humiliation. En témoigne le mépris (mérité) dont ils sont accablés, tant au niveau national qu’international.

G20 Brisbane : regard fuyant de l'un, sourire moqueur de l'autre
G20 Brisbane : regard fuyant de l’un, sourire moqueur de l’autre