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Une page peu connue de la France de Vichy pourrait être bientôt remise en lumière par le truchement de François Hollande. Dans une lettre datée du 11 février, que Le Monde s’est procurée, le président de la République donne une réponse positive aux signataires d’une pétition lui demandant la « création d’un mémorial en hommage aux personnes handicapées victimes du régime nazi et de Vichy ». Rappelant que « plusieurs dizaines de milliers de personnes vulnérables » sont alors « mortes de faim, d’épuisement et de solitude », le chef de l’Etat fait sienne la cause des pétitionnaires : « Je partage votre volonté (…) qu’à ce délaissement la République n’ajoute pas le silence de l’oubli. Il est important que, dans les principaux lieux où cette tragédie s’est déroulée, des gestes puissent être effectués afin d’en rappeler le souvenir et d’en honorer les victimes. »
En politique, le lobbying est une arme efficace, y compris quand il s’agit de questions mémorielles. Cette affaire le démontre. Dès le début de sa lettre, M. Hollande précise qu’il répond à une demande massive puisque, rappelle-t-il, la pétition dont il est question a été signée par « 75 000 personnes ». Le chef de l’Etat ne le précise pas, mais sans doute a-t-il aussi été sensible à la qualité de certains signataires. Dans la liste figurent en effet des personnalités connues et respectées : l’anthropologue Françoise Héritier, le généticien Axel Kahn, les philosophes Edgar Morin et Julia Kristeva, les écrivains Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner et Sylvie Germain, les journalistes Jean-Claude Guillebaud, Serge Moati et Patrick Poivre d’Arvor, les psychiatres Marcel Rufo et Serge Tisseron, mais aussi Philippe Pozzo di Borgo, Olivier Nakache et Eric Toledano, l’inspirateur et les réalisateurs du film Intouchables.
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Sans l’appui d’un si grand nombre de signataires et sans la présence parmi eux de telles personnalités, l’anthropologue Charles Gardou n’aurait peut-être pas rallié M. Hollande à sa cause. Professeur à l’université Lumière-Lyon-II, c’est lui qui est à l’origine de la pétition publiée depuis novembre 2013 sur le site change.org sous le titre « Pour un mémorial en hommage aux personnes handicapées victimes du régime nazi et de Vichy ».
« Le projet est né d’une incompréhension inquiète, explique M. Gardou. Comment a-t-on pu laisser s’éteindre le souvenir de la mort de ces quelque 50 000 personnes ? C’est d’abord pour ne pas les oublier que nous avons lancé cet appel. Mais notre démarche n’est pas seulement tournée vers le passé. Rendre hommage à ces morts, c’est aussi dire quelque chose de notre temps présent, attirer l’attention sur le fait qu’on néglige trop souvent les plus vulnérables, rappeler qu’il n’y a pas de vies minuscules. »
Reçu deux fois à l’Elysée, M. Gardou tient à indiquer que sa démarche se situe « en dehors de toute polémique ». La précision n’est pas inutile. Il y a quelques années, la question du sort réservé aux handicapés mentaux sous le régime de Vichy a donné lieu à une vive controverse. Celle-ci trouve son origine dans la thèse d’un médecin, Max Lafont, soutenue en 1981 et publiée six ans plus tard sous le titre L’Extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France sous le régime de Vichy.
« On est partagé entre l’intérêt et l’agacement »
Défendu par les uns, brocardé par les autres, Max Lafont fut notamment critiqué par l’historien Henry Rousso, spécialiste reconnu de la période, qui, dans la revue Vingtième Siècle en 1989, écrivit ceci : « On est partagé entre l’intérêt certain que peut susciter un sujet assez original et sans conteste mal connu, et l’agacement face à un manque évident de méthode et, plus grave, la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale (…). Or à aucun moment n’est analysée une quelconque politique de Vichy visant à supprimer les malades mentaux. Et pour cause, car il semble bien qu’il s’agisse là d’un pur procès d’intention et non d’une réalité. (…) Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres. »
Soucieux de ne pas raviver cette controverse, M. Gardou assure qu’il ne veut pas donner de nouveau du crédit à l’idée d’une « extermination programmée ». Pour lui, en effet, « ce qui s’est passé en France à l’époque n’a rien à voir avec ce qui s’est passé en Allemagne où il y a eu, avec l’opération T4, une politique délibérée d’extermination. En France, il s’agit avant tout d’un phénomène d’abandon dont ont été victimes des gens qu’on a laissés mourir de faim. »
Malgré le souci de son auteur d’éviter « tout amalgame », la démarche ne convainc pas tous les spécialistes de la question. C’est le cas d’Isabelle von Bueltzingsloewen, collègue de M. Gardou à l’université Lumière-Lyon II, où elle enseigne l’histoire et la sociologie de la santé. Auteure d’un livre fort documenté sur le sujet (L’Hécatombe des fous, Aubier, 2007), Mme von Bueltzingsloewen a elle-même refusé de signer la pétition : « En soi bien sûr, l’intention est honorable, mais je ne peux signer un appel qui, dans sa formulation ambiguë et bien qu’il s’en défende, dresse un parallèle entre ce qui s’est passé en France et en Allemagne », explique l’historienne pour qui la démarche relève d’une forme de « bouillie mémorielle ».
3 000 handicapés mentaux morts à Clermont
Quelle forme prendra le « mémorial » auquel M. Hollande vient de donner son accord de principe ? Il est encore trop tôt pour le dire. Pour sa part, M. Gardou plaide pour un « lieu mémoriel » qui rende hommage aux morts et puisse en même temps servir de « centre de documentation et de recherche ». A ses yeux, celui-ci pourrait être basé à l’hôpital de Clermont (Oise) où, rappelle-t-il, « plus de 3 000 handicapés mentaux sont morts à l’époque ».
Le dossier est désormais dans les mains de la Mission du 70e anniversaire de la seconde guerre mondiale, présidée par l’historien Jean-Pierre Azéma. Ses conclusions devraient être rendues dans un délai raisonnable. Dans sa lettre, M. Hollande précise en effet qu’il souhaite que « les pouvoirs publics [soient] éclairés sur les gestes mémoriels qui pourront être accomplis cette année ».