«Inimaginable il y a encore quelques mois» de l’aveu même des députés médusés qui auditionnaient mercredi matin le président d’Areva Philippe Varin, l’entrée en force d’investisseurs chinois au capital du groupe nucléaire français est la nouvelle bombe qui menace d’éclater au beau milieu d’une filière déjà confrontée à une avalanche de problèmes techniques et financiers. Mardi, BFM Business dévoilait un montage assez détaillé selon lequel que le groupe étatique chinois CNNC (China National Nuclear Corporation), le japonais MHI (Mitsubishi Heavy Industrie) et le groupe kazakh Kazatomprom allaient détenir jusqu’à 33 % du capital d’Areva en échange d’un investissement de 1,2 milliard d’euros dans le groupe tricolore en difficulté. Selon nos confrères, CNNC, MHI et Kazatomprom injecteraient chacun environ 400 millions d’euros en échange de 11% du capital par tête de pipe, tandis que l’État français conserverait 67% seulement des parts. Le tout se ferait dans le cadre de l’augmentation de capital de 5 milliards d’euros prévue par l’Etat français courant janvier. Objectif: renflouer le nouvel Areva qui va se recentrer sur le cycle de combustible, après la cession l’an prochain de son activité réacteurs à EDF.

L’Etat actionnaire, qui détient aujourd’hui 84 % du capital d’Areva, a pourtant immédiatement appuyé sur la pédale de frein, anticipant apparemment une levée de boucliers contre l’entrée de la superpuissance chinoise au cœur du complexe nucléaire français. Ce scénario à 33 % est «globalement faux»: «Les discussions sont encore en cours et nous ne prévoyons pas d’ouvrir le capital à un tel niveau», a fait savoir Bercy sans plus de précisions. Bref, circulez, il n’y a rien à voir… pour le moment.

L’identité de ces trois nouveaux actionnaires potentiels venus d’Asie ne constitue pourtant pas une surprise en soi. Areva coopère depuis plus de trente ans avec le chinois CNNC, les deux groupes ont notamment en projet une usine de retraitement de combustible en Chine sur le modèle de celle de La Hague en France. Et un autre chinois, CGN, va construire les deux EPR d’Hinkley Point avec EDF et Areva. Le japonais MHI forge, lui, pour Areva de gros composants en acier comme les cuves des réacteurs EPR. Enfin, Kazatomprom a la main sur des gisements d’uranium stratégiques exploités par Areva pour fabriquer le combustible nécessaire aux réacteurs nucléaires. Bref, des amis peut-être encombrants mais dont on ne peut se passer aujourd’hui.

Affaires «sensibles»

Une chose est sûre, depuis la quasi-faillite d’Areva en 2015 et la décision prise au plus haut niveau de l’Etat de restructurer et recapitaliser le fleuron déchu de l’atome, l’arrivée de ces partenaires «stratégiques» venus d’Asie dans le tour de table d’Areva est clairement dans les tuyaux. François Hollande a ainsi signé le 2 novembre 2015 avec son homologue chinois Xi Jinping «un protocole d’accord portant sur une possible coopération intégrant un volet capitalistique et industriel»: une «prise de participation minoritaire» de CNNC dans Areva est alors clairement évoquée, ainsi qu'«une coopération couvrant l’ensemble des activités du cycle de l’uranium: mines, amont, recyclage, logistique, déconstruction et démantèlement». Et le 14 novembre dernier, le ministre de l’Economie Michel Sapin, et le vice-Premier ministre chinois Ma Kai, ont signé une lettre d’intention en ce sens après avoir visité main dans la main le site de retraitement de La Hague, qui appartient à Areva. Aujourd’hui, on est donc entré dans le dur des négociations.

Mais ce n’est pas l’audition du président du conseil de surveillance d’Areva, Philippe Varin, mercredi matin par la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, qui aura apporté plus de précisions sur ce dossier chaud bouillant. Pressé de questions par les députés inquiets, le grand commis de l’Etat Varin n’a lâché aucune info aux députés ou presque. Oui, «l’indépendance énergétique de la France est un sujet sensible» et oui «il y aura des dispositions pour conforter cette indépendance», a-t-il promis. Ainsi, la part de l’Etat dans le capital d’Areva ne pourra descendre selon lui «en dessous d’un seuil minimum absolu de 66 %», tandis que celle des «investisseurs stratégiques» venus d’Asie «ira de 0 à 33 %». Grosse fourchette. Car voyez-vous, «les discussions sont toujours en cours, il y a plusieurs possibilités et il n’est pas évident que nous mènerons au bout ces négociations», a expliqué Philippe Varin.

Le risque de se faire «doubler»

Et la gouvernance ? Chinois, Japonais et Kazakhs auront-ils des postes d’administrateurs «indépendants» au conseil d’administration d’Areva ce qui équivaudrait à leur offrir une fenêtre avec vue imprenable sur les projets stratégiques et la technologie de toute la filière nucléaire française ? L’ancienne ministre de l’Ecologie Delphine Batho s’est déclarée «opposée à la perte de souveraineté» que constituerait l’entrée de CNNC, MHI et Kazakatomprom «dans une entreprise aux activités aussi sensibles qu’Areva». «Va-t-on offrir à la Chine l’instrument pour nous doubler commercialement ?», s’est alarmé le député socialiste du Val-de-Marne Jean-Luc Laurent. «Il est prématuré de dire quelles dispositions seront prises si nous sommes en partenariat avec des concurrents potentiels pouvant accéder à des informations sensibles», mais le «sujet de la souveraineté sera sans doute la limite de l’exercice pour l’entrée au capital de partenaires tiers», a répondu Varin. En revanche, pas d’inquiétude à avoir sur les fameux transferts de technologie, déjà «traités commercialement et rémunérés» selon lui: cela fait trente ans qu’Areva et EDF travaillent avec les chinois qui construisent notamment deux réacteurs EPR maison à Taishan grâce à un accord de licence…

L’ancien patron de PSA sait de quoi il parle puisque c’est lui qui, en 2014, a fait entrer Dongfeng au capital du constructeur automobile français à hauteur de 14 % en échange d’une ouverture au grand marché chinois. C’est d’ailleurs pour cette expertise qu’il a été parachuté en janvier 2015 à la tête d’Areva. Pas de réponse de Varin en revanche sur le risque de voir les Chinois apprendre du nucléaire français et aspirer toute la technologie pour exporter ensuite des réacteurs EPR made in China à moindre coût dans le reste du monde. Il semble que le lobby nucléaire français, aux abois financièrement, ait décidé de faire avec…

En tout état de cause, il y a peu de chances que CNNC accepte de signer un chèque de quelques 500 millions de patates à Areva en échange d’un simple strapontin sans droit de regard… Idem pour les Japonais et les Kazakhs. On pourrait se diriger vers une représentation de ces nouveaux actionnaires au sein d’une nouvelle instance à information limitée créée pour l’occasion. Une chose est sûre, la France n’a plus vraiment les moyens de tordre le nez devant les chinois depuis la débâcle qu’a connue l’ancien fleuron de l’atome tricolore avec son réacteur EPR finlandais, l’affaire Uramin et plus récemment le scandale des falsifications de documents dans son usine du Creusot…

Jean-Christophe Féraud

-Lire aussi sur l'ASN et sur EDF

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Les accusations s'accumulent sur EDF et le parc nucléaire français. Après l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), c'est au tour de Greenpeace de pointer du doigt la gestion de l'énergéticien dirigé par Jean-Bernard Lévy. Sur la base d'une expertise financière commandée auprès du cabinet AlphaValue, l'association environnementale a porté plainte contre le PDG et l'entreprise. Ces derniers sous-estimeraient les coûts du démantèlement des centrales nucléaires d'entre 32,3 et 38,4 milliards d'euros. En répandant une fausse image de leur bilan financier auprès des investisseurs, des actionnaires et des citoyens, EDF et son dirigeant se rendraient coupables de délits boursiers. 

Maître Marie Dosé, avocate de l'association sur ce dossier, estime qu'"il est temps que des autorités judiciaires se prononcent sur ces pratiques frauduleuses". A cet effet, Greenpeace a demandé l'ouverture d'une enquête préliminaire pour présentation de bilan inexact et diffusion d'informations trompeuses. Pour Cyrille Cormier, chargé de campagne énergie de l'association, les dirigeants de l'entreprise "s'enferrent dans la stratégie nucléaire alors qu'il est désormais établi que la fermeture de réacteurs bénéficierait à l'équilibre financier d'EDF".

Suite à cette accusation le groupe a contesté les "prétendues analyse du cabinet AlphaValue". Dans un communiqué, EDF rappelle que ses comptes sont audités et certifiés par ses commissaires aux comptes. Les coûts de démantèlement du parc nucléaire ont par ailleurs fait l'objet d'un audit du ministère de l'Environnement. L'énergéticien a donc décidé de déposer une plainte pénale "pour tirer conséquences de ces allégations mensongères et de ces informations trompeuses".